– Denzel Washington ; 2017 –

En lices pour les Oscar, Fences est le dernier film de Denzel Washington, le mettant en scène aux côtés de Viola Davis. L’œuvre nous introduit dans la vie de Troy et Rose, couple noir immortalisé dans l’Amérique des années 1950. Porté par un duo dont le talent n’est plus à prouver, il représente une grande opportunité pour ces derniers de décrocher leurs prix d’interprétation tant leur jeu se montre ici mémorable.

La première réaction pourrait être celle de la crainte, tant les dialogues se font denses, portés par un Denzel Washington tonitruant et semble-t-il inarrêtable. Une technique qu’il utilise constamment dans cette œuvre, assommant ou charmant son auditoire à coups de litanies tantôt farfelues et lumineuses, tantôt pleines de froideur et de dureté. Car la parole est au cœur de Fences, adapté de la pièce de théâtre du même nom, écrite par August Wilson. Une parole maniée avec virtuosité par ses deux principaux interprètes que sont Denzel Washington et Viola Davis, dont on peut, dès ces premières lignes, souligner toute la majesté. Le duo incarne ici un mari et sa femme, Troy et Rose, unis depuis dix-huit ans no matter what, soudés par un amour qui crève l’écran et une patience à toute épreuve de la part de cette mère au foyer qui n’a pas hésité à sacrifier ses rêves et ses désirs au bénéfice de son époux. Un homme complexe que l’on peut qualifier de « personnage » tant son attitude est grandiose, dont chaque entrée concentre l’attention et les regards, un homme « si grand » qu’il éclipse d’une chanson, d’un mot ou d’un sourire tous ceux qui l’entourent. Un astre à lui tout seul quand la joie lui prend et quand son discours se fait chant nostalgique, narrant avec bonheur ses souvenirs de conquête et ses anciens exploits sportifs. Mais l’alcool, l’amertume, la vie et ses épreuves ont durci le cœur de cet homme en apparence enjoué qui tente de masquer sous les éclats de voix et les récits toute sa haine et sa violence.

Paramount Pictures Frances

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Agir selon son devoir est la principale morale que s’est fixé Troy Maxson au cours de son éprouvante existence. Maltraité par un père violent et égoïste, l’enfant est devenu adulte par la force des choses, poussé à l’errance et au vol pour conserver sa vie. Passé par la case prison, il semble renaître en rencontrant Rose, celle qui ne quittera plus sa vie, malgré les épreuves et les déceptions que leur existence commune leur réserve. Une vie de labeur et de petites victoires, comme celle de devenir le premier chauffeur noir à pouvoir mener le ramassage d’ordures, ou simplement le fait de pouvoir nourrir et loger les siens, comme il en relève de la responsabilité de mari et de père. Une tâche que s’efforce d’accomplir chaque jour Troy, faisant peu de considération de l’amour et du soutien qu’il devrait apporter à ses deux fils, considérant que l’assistance matérielle qu’il leur prodigue est déjà un cadeau bien suffisant. L’amour et sa manifestation, pierre angulaire de ce récit à trois voix, partagé entre Troy, Rose et leur fils Cory. Alors que le silence est bien peu présent dans l’oeuvre, tant la parole est accaparée par le débit constant de ce père imposant, nulle tribune n’est donnée à l’amour filial. Ce dernier est cantonné à des ordres et reproches, noyé dans une incompréhension générationnelle infranchissable. Lorsqu’une scène confronte père et fils, cette figure auparavant auréolée de l’amour de sa femme et de son vieil ami Bono se craquelle et révèle sa vérité la plus sombre.

Tel un disque rayé, Troy se bat constamment avec ses démons, répétant inlassablement les mêmes discours, incapables d’ouvrir les yeux sur les changements secouant son époque. Une Amérique soumise à une ségrégation intestine, toujours déchirée par un racisme virulent mais dont les préceptes hérités d’un esclavagisme dépassé sont peu à peu ébranlés. Un pays où les Noirs revendiquent de plus en plus leurs droits, s’insérant dans les différentes strates de la population, de l’éducation à des postes à responsabilités, en passant par le milieu sportif. Des avancées progressives et encore peu visibles certes, mais qui sont autant de séismes secouant un système délétère et infructueux. Bloqué dans ses automatismes et hanté par ses vieux démons, Troy est plein d’un pessimisme têtu, devenu toxique pour son entourage. Mettant à mal l’amour de ses proches, il joue constamment avec l’empathie du spectateur qui aperçoit de plus en plus clairement à quel point ce père de famille et mari peut être destructeur pour les siens. Denzel Washington – dont on n’a plus à asseoir la légitimité – prouve ici encore une fois tout son talent, interprétant avec brio ce personnage ambivalent qui nous a pris en otage exactement comme il l’a fait avec sa femme Rose. Une épouse piégée elle aussi dans ce quotidien morne et amer, fait de rêves brisés et de non-dits, emprisonnée par l’amour qu’elle porte à cet homme aussi brillant que pitoyable. Une femme qui encaisse les coups durs jusqu’à l’effondrement, incarnée par une Viola Davis criante de vérité, à la force indéniable et bouleversante.

Paramount Pictures Frances

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Fences est une épreuve, comme l’est une existence passée aux côtés de Troy, dont les tirades hantent constamment le récit même lors de ses rares absences à l’écran. Une œuvre éprouvante en raison de sa longueur – plus de deux heures – et de son texte : riche, dense, épuisant. Un récit laborieux et pesant, répété avec fermeté par un personnage enlisé dans ses regrets et traumatismes. Une longueur nécessaire pourtant, pour explorer toute la complexité de ce personnage imprévisible et menaçant et retracer tout l’impact qu’il a eu sur ses proches. Fences est le portrait d’un homme et d’une femme, d’un couple, d’une famille. C’est l’histoire d’une vie et de la façon dont d’eux d’entre-elles ont pu s’entremêler à tel point qu’elles en sont devenues indémêlables. L’histoire d’un amour sans limite, outrepassant celles de la morale et de la rationalité, à la fois magnifique et destructeur.

Camille Muller

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