– Michael Haneke ; 2017 –

Présenté en compétition lors du dernier Festival de Cannes, Happy End marque le retour de Michael Haneke sur nos écrans après cinq années d’absence. Dans son nouveau long-métrage, le metteur en scène se penche sur une famille peu conventionnelle de Calais dont la figure de référence n’est autre que Georges (Jean-Louis Trintignant), homme sénile ayant bâti sa fortune sur une entreprise de construction et père de deux enfants : Anne (Isabelle Huppert) et Thomas (Mathieu Kasowitz). Lorsque l’ex-femme de Thomas sombre dans le coma, leur fille Eve est intégrée au clan et s’installe dans la maison familiale.

Point de vue majoritaire du récit, Eve, adolescente mystérieuse et trouble, nous introduit dans l’œuvre de Michael Haneke. Fraîchement débarquée dans la famille de son père, la jeune fille évolue dans un environnement marqué par la richesse ainsi qu’une sorte de noblesse d’un ancien temps. Vastes espaces, marbres, jardins forment désormais le décor quotidien de l’héroïne ; ce dernier étant méticuleusement orchestré par les domestiques du foyer. Un couple avec enfant qui a toujours servi cette riche famille du Nord de la France, victimes obéissantes d’un racisme ordinaire de la part de ses différents membres. De cet environnement se dégage une atmosphère à la fois datée et anxiogène, chaque personnage semblant évoluer dans un univers clos et hors du temps, coupé du monde et devenu totalement inadapté à la société qui l’entoure. Malgré des dysfonctionnements internes fondamentaux, cette cellule maintient avec ténacité les apparences, organisant des réceptions mondaines et des rencontres pour conserver son réseau et maintenir sa position sociale. Tout un univers d’apparences et de fausseté qui ne fait qu’augmenter le malaise éprouvé par le spectateur, bien conscient de l’ironie non-dissimulée de Haneke envers cette situation. Un milieu dans lequel évolue chaque personnage avec lenteur, comme endormi par cette vie monotone dans laquelle ne survient nul éclat et où chacun d’eux tente de réprimer les tourments qui le rongent.

Les Films du Losange

Car de Georges à Eve, la totalité de cette famille se trouve être empêtrée dans ses névroses sans que ses membres n’arrive à les communiquer à ses proches. Seul Georges semble réellement se confronter à ses démons et à s’y être résigné, vieil homme gâteux et sinistre qui tente – sans succès – de mettre fin à ses jours. Un grand-père perturbant et pourtant attachant, en raison de son ironie irrésistible et de sa fine intelligence, qui ne tardera pas à tisser un lien de complicité avec sa petite-fille. « Bienvenue au club » lance-t-il à la réservée Eve qui lui répond par un sourire. Une remarque cynique à souhait qui instaurera une connivence tacite entre deux personnages qui partagent des penchants morbides. Sur ce point, la séquence de dialogue entre le grand-père et Eve offre à Faustine Harduin l’occasion de prouver toute sa maturité et sa maîtrise. La jeune actrice se révèle en effet impeccable face à Jean-Louis Trintignant, ses confidences fracturant le masque d’antipathie et de froideur que s’était construite l’héroïne jusqu’alors. Un personnage complexe et tourmenté qui s’est totalement fondu dans sa famille paternelle rongée elle aussi par des déviances inavouables.

Les Films du Losange

Des névroses que l’on explore avec un mélange d’horreur et de plaisir, nous qui sommes invités au voyeurisme par le système de transmédias mis en place par le réalisateur de Caché. Vidéos de surveillance, applications vidéo et messageries sont autant de biais utilisés par Haneke pour nous plonger dans l’intimité de ses personnages. Tour à tour glaçants – les premières vidéos  d’Eve au début du film, d’une immense cruauté – et délicieusement drôles – les échanges sexuels de Thomas et Claire ; ces passages ne sont pas sans rappeler Caché et  Benny’s Video, précédentes œuvres du cinéaste. Ce procédé immersif insère totalement Happy End dans le temps présent et braque un regard ironique sur notre rapport au monde et à ceux qui nous entourent. Il permet également à l’œuvre d’osciller constamment entre horreur et humour noir ; dénotant la totale inadaptation de ses personnages envers toute forme de sociabilité. Rustres, froids, cyniques, les membres de cette famille détraquée s’empêtrent dans leurs tourments sans réussir à s’en arracher. Des personnages à la fois grotesques et touchants, comme l’illustre remarquablement Franz Rogowski dans le rôle de Pierre dont la prestation saura marquer les esprits. Au centre de cette famille le duo Trintignant-Hupert, recomposé après le magnifique Amour, est délicieux et totalement représentatif du cinéma d’Haneke. Entre humour grinçant, génie et candeur, les deux acteurs nous livrent une performance à l’origine des scènes les plus jouissives du film. Une œuvre dérangeante qui marque peut-être l’apogée du réalisateur dans sa capacité à enfermer son spectateur dans un environnement complexe et anxiogène où nul n’est dépourvu de déficiences, filmé avec dextérité par l’un des plus grands cinéastes de notre temps.

Camille Muller

Aucun vote pour l'instant

Et si vous nous donniez votre avis ?