– Emmanuel Finkiel ; 2018 –

En s’attelant à l’adaptation du roman, et d’une tranche de vie, de Marguerite Duras, le réalisateur Emmanuel Finkiel s’attaquait à un projet ambitieux et périlleux. La Douleur retranscrit la longue attente de l’auteure suite à l’arrestation puis la déportation de son mari Robert Antelme, résistant influent de ce que l’on n’appelait pas encore « la France libre » ensuite représentée – et accaparée – par le Général de Gaulle et ses collaborateurs. Après avoir rencontré le flic collabo Pierre Rabier, cette femme rongée par l’angoisse et l’attente essaye d’en savoir plus sur le quotidien de son mari et de retracer son itinéraire entre les différents camps de France, d’Allemagne puis de Pologne. Deux ans d’incertitude l’attendent et nous font explorer Paris, de l’Occupation allemande à la Libération, période marquée par la douloureuse inquiétude de l’héroïne et son lent abandon face à la vie.

L’attente et l’action

C’est armée de toute sa volonté que nous rencontrons Marguerite au début du récit. Une femme bien décidée à prendre contact avec son mari fait prisonnier par les autorités allemandes, qu’il s’agisse de lui faire parvenir des affaires ou des lettres mais aussi de s’informer sur son transfert prochain dans un camp de détention à l’identité encore inconnue. Une héroïne qui donne d’emblée sa voix au récit, Mélanie Thierry scandant avec lenteur et méticulosité ses répliques inspirées du roman de l’écrivaine, procédé introspectif qui nous positionne immédiatement du point de vue de ce narrateur interne. S’alliant à la voix off, la réalisation nous place à hauteur de femme, cadrant l’actrice en de nombreux plans rapprochés qui nous permettent, entre autres procédés, d’adopter sa vision personnelle du monde. Dans cette première partie de La Douleur, Marguerite se bat encore contre l’attente et l’incertitude, trouvant en la personne de Rabier – flic bedonnant et collabo – un possible allié. Cet homme, incarné avec autorité et malice par un Benoît Magimel tout en justesse, tentera quant à lui de soutirer à cette inconnue des informations sur la Résistance. De leur rencontre quotidienne naîtra une relation riche et intrigante, les protagonistes cherchant tous deux à piéger l’autre dans un subtil jeu du chat et de la souris. Désirant combler son complexe d’infériorité face à cette écrivaine qui l’impressionne et le ramène à un statut d’enfant admiratif, Rabier prétend contrôler le destin de Robert pour mieux asseoir son emprise sur sa femme. Cet homme seul, voué à la chute comme l’est l’Allemagne nazie, distillera ainsi une peur lancinante dans l’esprit de Marguerite, prise au piège à son propre jeu.

Cette emprise progressive de la peur sur l’héroïne se traduit tout autant dans la mise en scène que dans le mixage sonore, Emmanuel Finkiel faisant de La Douleur davantage le récit intime de sa narratrice qu’une fresque historique de la Seconde guerre mondiale. Ainsi, l’utilisation d’une focale longue permet un jeu très réussi, bien que trop utilisé, avec le flou et symbolise l’enfermement progressif de Marguerite face au monde qui l’entoure. Paralysée par la peur suite à un entretien avec Rabier, l’héroïne alterne « de la chaussée au trottoir » alors que son environnement immédiat se trouble, devenant de plus en plus cotonneux et lointain. Ce procédé du flou deviendra de plus en plus présent dans l’œuvre, représentatif de l’isolement de Marguerite, et se trouve combiné à un mixage sonore mêlant voix off, lointains bruits du dehors et compositions musicales lancinantes. Ainsi, alors qu’elle se trouve à de nombreuses reprises dans des lieux bondés, Marguerite ne retire du dehors qu’un brouhaha insoluble, elle dont la pensée est constamment pointée vers son amant disparu. Dans ces scènes de liesse ou d’horreur, cette femme est comme coupée du monde, isolée dans cette bulle obsessionnelle, son esprit implacablement préoccupé par le destin opaque de son mari fait prisonnier.

Les Films du Losange

Un récit intime dans l’Histoire

Une fois cette première partie caractérisée par la relation Antelme – Rabier écartée, avec la chute prochaine de l’Allemagne et la fuite du collabo,  vient le douloureux temps de l’attente. Épaulée par Dionys, meilleur ami de Robert devenu amant de sa femme, Marguerite s’accroche au peu d’informations lui parvenant quant à la situation de son mari. S’installent alors de longs mois d’attente alors qu’au dehors tout évolue : Paris secoué par des guerres intestines, l’avancée des Alliés, la Libération de la capitale puis celle, progressive, du reste de la France. Autant d’événements majeurs que Marguerite observe avec distance, elle qui roule à bicyclette sur une place de la Concorde « bondée » dont on ne verra que le vide abyssal, métaphore de la solitude immense dans laquelle s’enfonce l’héroïne. Une femme qui représente, au côté d’une galerie d’autres personnages, la France de l’arrière, condamnée à l’attente : de la fin de la guerre, du retour de leurs amants et amis, d’une amélioration des conditions de vie du pays… Femmes, enfants, parents, amis sont ainsi insérés dans l’œuvre, personnages plongés dans l’angoisse permanente de ne pas retrouver leurs proches, oscillant constamment entre espoir persistant et chagrin lancinant. La Douleur traduit ce combat matériel et psychologique pour la survie dans un pays plongé dans l’incertitude puis le difficile retour à « la normalité » suite à une Occupation de plusieurs années. L’œuvre éclaire ainsi d’une lumière neuve cette souffrance personnelle qui ronge le peuple et qui conduira certains de ses membres à la dépression voire la folie.

Un récit intime dans lequel l’Histoire est savamment distillée, la guerre étant introduite par touches dans la narration. Ainsi, la Résistance se rencontre en petits comités dans le salon de Dionys, tandis que les collabos partagent leur peur du lendemain au cours d’un repas opulent au restaurant du coin. Les nouvelles de la guerre nous parviennent des postes radios et des pages de journaux parcourues par le regard distrait de Marguerite, tandis que l’accueil de la Libération et la liesse s’ensuivant sont occultés par les volets fermés de son appartement. Les noms de « Compiègne », « Dachau », « Bergen-Belsen », « Buchenwald » sont criés, murmurés, éparpillés, l’horreur relative à ces lieux n’ayant pas encore éclaté au grand jour. Ce sera dans les yeux exorbités des survivants que transparaîtra l’indicible, les convois de rescapés arrivant dans la capitale par des autobus bondés, occupés par des fantômes en pyjamas rayés. Des êtres décharnés dont les plaies béantes et le débit haché et souffrant traduiront l’expérience : la faim, les maladies, les tortures et les marches forcées. Autant d’informations que Marguerite traite avec distance, elle qui s’est emmurée dans son cocon de souffrance, partie à la quête de son propre fantôme dont elle ne parvient pas à retrouver la trace malgré l’arrivée constante de soldats et prisonniers à la gare d’Orsay.

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La douleur personnifiée

Long de plus de deux heures, La Douleur se vit au rythme de l’attente, porté par une femme qui n’a plus les épaules pour faire face à la souffrance qui l’assaille chaque jour. Portée par la diction appliquée et laconique de Mélanie Thierry, basée sur le verbe lancinant d’une Duras rongée par l’incertitude, l’œuvre est un combat pour sa narratrice et pour le spectateur. Construite sur un rythme lent qui traduit l’attente insupportable dans laquelle est plongée Marguerite, elle nous fait voir l’affaissement moral et physique de son héroïne. Comme Dionys (Benjamin Biolay, impeccable), nous observons l’emprise grandissante de la douleur sur sa victime, sorte de double – d’ailleurs représenté physiquement à l’écran par Thierry et symboliquement par le pronom « elle » – qui s’installe de plus en plus profondément au creux du personnage. Un compagnon dont finit par s’accommoder l’auteure, complaisance presque délicieuse dans laquelle Marguerite plonge chaque jour un peu plus profondément. Devant ce spectacle tragique, Dionys assène ses répliques cinglantes, entendant sortir celle qu’il aime de sa torpeur. Ce regard extérieur permet une prise de recul sur le souffrance de la narratrice et questionne son comportement face au retour prochain de celui qu’elle a tant attendu. S’agrippant à sa douleur comme à un compagnon fidèle et désormais indispensable, cette femme brisée en viendrait presque à oublier ce qui a engendré toute cette souffrance et viendra la dénouer : le retour de l’être aimé.

Particulièrement éprouvants, les derniers instants du film s’apparentent à une lutte de Marguerite contre elle-même, l’héroïne ayant perdu tous ses repères devant le dénouement prochain de ses tourments. Se confronter à nouveau à la vie, repasser « de l’autre côté », celui des vivants, expérimenter à nouveau ses émotions et ne plus vivre dans une attente presque indolore : autant d’actions occultées pendant des mois, représentatives d’une vie qui reprend ses droits. Une renaissance qui s’apparente à une plage d’Italie et le sourire brisé d’un rescapé, à la pensée lancinante et robuste qui a tenu ces deux amants au dessus du gouffre pendant des mois : « oui, il/elle est en vie ».

Camille Muller

5/5 (1)

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