– Nicholas Ray ; 1955 –

Tenancière d’un saloon perdu dans la région de Sedona, en Arizona, Vienna (Joan Crawford) entend bien tirer profit de la construction prochaine d’une voie ferrée aux portes de sa propriété. Constamment harcelée par les riches propriétaires terriens du village, qu’il s’agisse de remontrances d’ordres économique ou sentimental – Vienna ayant eu une aventure avec le « Dancing Kid » dont est secrètement amoureuse Emma Small – Vienna entend bien défendre ce qu’elle a durement acquis, sans l’aide de personne, et surtout pas celle de son ancien amant Johnny Logan alias Johnny Guitar (Sterling Hayden). Revenu sur les lieux de cette idylle passée mais pourtant vivace, le cowboy musicien souhaite reconquérir sa belle tout en devenant son protecteur discret, lui que l’on connaît pour son goût trop prononcé de la gâchette.

Rediffusé pendant quelques jours au Christine 21 de Paris, Johnny Guitare est l’un des westerns les plus respectés du cinéma américain. Réunissant deux protagonistes féminins au cœur de son intrigue, démarche qui a le mérite d’être soulignée en raison de sa rareté dans le genre, cette œuvre signée Nicholas Ray comporte de nombreuses qualités louables. Son esthétique tout d’abord, construite sur des décors riches en détails et en couleurs TRUCOLOR (!), se montre d’une grande beauté – si l’on oublie le caractère forcé de ses couchers de soleil sanglants, western oblige. Tout se passe ici comme dans une pièce de théâtre, les différents lieux de tournage se comptant sur le doigt d’une main, du saloon à la banque en passant par le repère du Dancing Kid et ses fidèles brigands. À ces décors à l’identité bien marquée s’ajoutent de nombreux plans en extérieur, mis en scène dans les  paysages désertiques de cette région reculée de l’Arizona faite de désert et de falaises, parfait environnement pour un western, ses courses-poursuites et embuscades. Car ces lieux sont habités de personnages vifs et sanguins, qui ne craignent guère d’utiliser leur arme pour régler une affaire houleuse. Ce caractère trempé contribue au rythme effréné du long-métrage qui suit les décisions univoques et précipitées de ses protagonistes se traduisant tout autant dans leur verve verbale que dans leur amour du pistolet. Une passion des armes, problématique centrale dans l’histoire passée et actuelle des États-Unis, que critique très légèrement Ray avec la déception exprimée par Vienna devant la facilité toujours aussi grande de son amant à régler ses conflits par la violence.

Ce n’est pas la seule problématique historique et morale que souligne le réalisateur dans son œuvre. En effet, le nationalisme et la traque du communisme sont au cœur du sens caché du long-métrage, tous deux symbolisés (trop) fortement en la personne d’Emma Small (Mercedes McCambridge), qui n’a de petit que son nom. Poussée par la jalousie qu’elle éprouve à l’encontre de Vienna (bien dommage de voir un personnage féminin uniquement guidé par ses passions amoureuses…), Emma souhaite réduire en cendre le saloon que son ennemie a mis tant d’années à concevoir. Un lieu qui suscite par ailleurs les convoitises de la clique menée par Emma, avec la volonté de la propriétaire de contribuer à la construction d’un chemin de fer sur ses terres. Un projet riche de promesses économiques qui ferait du saloon un lieu de passage important, attirant touristes et consommateurs dans ce lieu reculé des États-Unis, favorisant la croissance de ce village encore archaïque. Une œuvre que souhaite toutefois enterrer Emma et ses hommes, eux qui ne veulent pas voir débarquer une « horde d’étrangers » sur leur sol bien-aimé et si bien protégé. Ainsi, dans un discours exalté qui ferait pâlir les plus grands nationalistes, Small présente l’Autre comme une menace venue voler le travail et la richesse de ses compatriotes. Cette ferme volonté de condamner les frontières de ce territoire reculé et d’endiguer ce processus d’immigration perçu comme un danger finit de diaboliser totalement ce personnage univoque et malfaisant – qui finit par ailleurs par épuiser totalement notre patience à force de cris et de caprices exaspérants.

« Emma m’a tuer »

À cette pensée nationaliste s’ajoute également la haine qu’entretient Emma envers Vienna et la bande du Dancing Kid, outsiders complets dans cette communauté austère et traditionaliste. Guidée par un sentiment amoureux déçu et un désir ardant de vengeance suite à la mort d’un proche imputée au Dancing Kid, Emma se lancera dans une véritable chasse aux sorcières pour punir celle qu’elle juge responsable de ses malheurs. Cette traque incessante permet à Nicholas Ray d’aborder par analogie la chasse aux communistes impulsée par le sénateur Joseph McCarthy au début des années 1950, menaçant grandement l’industrie artistique de son inquisition guidée par la « Red scare ». Aveuglée par ses déceptions, Emma se lance ainsi dans une persécution acharnée de Vienna et de ses protecteurs, ne reculant devant aucun stratagème, du plus violent au plus fourbe, pour assouvir sa soif sanguinaire. En découlera un combat acharnée entre les deux femmes, scène paroxystique de film où les ennemies finissent enfin par régler leurs différends. En choisissant de faire de ses deux protagonistes principales des héroïnes, Ray brusque le film de genre et nous livre un récit original, que beaucoup ont qualifié de « féministe ». Malgré leur force de caractère et leur position dominante dans leur clan respectif, il n’en demeure pas moins que ces femmes sont avant tout guidées par leur désir amoureux, bien moins indépendantes que ne le laissaient croire leur statut et leur force de caractère. On a connu plus « féministe », mais passons.

Désireux de voir un western haletant, sublimé par des décors magnifiques ? Alors ne manquez pas Johnny Guitare et sa rediffusion dans quelques salles parisiennes, œuvre qui, en dépit de la caractérisation trop univoque de ses personnages, n’en reste pas moins un bon divertissement abordant des problématiques historiques et politiques majeures des États-Unis.

Camille Muller

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