-Raymond Depardon ; 2000 – 2008-
Composée de trois chapitres intitulés L’Approche, Le Quotidien et La Vie moderne, Profils Paysans s’est écrite sur une dizaine d’années grâce aux liens créés et patiemment entretenus par le réalisateur Raymond Depardon avec les agriculteurs et éleveurs interrogés face caméra. Retour sur cette trilogie et les changements qu’elle porte à l’écran, tant dans son contenu – passage d’une agriculture ancestrale à « la vie moderne » – que dans sa forme, avec l’affirmation d’un réalisateur documentariste.
- Hommage aux gens des champs
Avec cette trilogie consacrée au monde paysan et à ses multiples générations, Depardon dresse le portrait d’une agriculture en pleine évolution. S’intéressant à des exploitations reculées, représentatives d’une activité « accidentée » comme l’appelle le Cévenol Raymond Pialat, le photographe nous fait rencontrer une dizaine d’hommes et de femmes dévoués à leur métier, plus ou moins passionnés par cette activité qui se trouve également être un mode de vie de chaque instant. Armé de sa caméra basse définition, portée au poing ou posée pour capturer le réel en plans fixes, Depardon introduit un à un ses collaborateurs, rappelant les circonstances de sa rencontre avec les interrogés, saluant par la même occasion avec simplicité les intermédiaires lui ayant permis de s’immiscer dans cette communauté soudée et relativement hermétique. Devant sa caméra défilent les visages, autant de portraits empreints d’un naturel incontestable, marqués tantôt par la pudeur et une gêne tenaces pour certains, tantôt par une curiosité et un plaisir de la représentation pour d’autres. De ces interviews menées avec patience par le photographe découle un apprivoisement progressif entre l’investigateur et ses sujets, Depardon s’affirmant de plus en plus au fil des chapitres de Profils paysans. Plus enclin à la participation à partir du second volet, l’auteur ne redoute pas pour autant le silence, fidèle compagnon de vie de ces exploitants habitués à la solitude et à une vie consacrée au labeur.
Ainsi, le premier volet est marqué par une austérité certaine, porté avant tout sur l’observation quasi mutique des participants et des paysages qu’il met en scène. Ce n’est qu’au fil du temps que la parole finit par advenir, ces hommes et ces femmes acceptant de se livrer face à l’objectif avec davantage de profondeur, bien que conservant leur tendance naturelle à l’introversion et à l’humilité. Ce silence récurrent, qui saura décontenancer nombres de spectateurs, n’en est pas moins essentiel au récit, lui qui traduit parfois mieux ce que la langue n’aurait su révéler. Pour cause, à travers ces longs moments d’attente surgissent la peine, le désespoir et les doutes, ou au contraire le bonheur rayonnant face à l’avènement d’une réussite. Parfois même, ces instants de tranquillité se font moments de partage, sujets filmés, réalisateur et public savourant la contemplation paisible d’un même paysage campagnard. Utilisé tout au long du récit, ce procédé de plans fixes permet à Depardon de laisser libre cours aux émotions des interrogés et de saisir les différents « bilans » relatifs à leur vie personnelle et professionnelle. Des plans rapprochés qui suffisent à dire ce qui n’a pas été expressément formulé, par manque d’envie ou de force, à l’image des larmes discrètes sillonnant le visage de Marcel Pialat suite au décès de Louis Brès, l’un de ses « frères » paysans. Enfin, en isolant les individus de leur clan respectif, le réalisateur se fait confident et permet aux souhaits et peurs les plus secrets de s’exprimer à l’image. Autant d’instants privilégiés qui font de cette trilogie un véritable récit intime.
Permettant l’éclosion d’une parole individuelle et intime, les plans fixes immortalisent également le lent passage du temps, à travers des plans séquences illustrant tour à tour les décors intérieurs et extérieurs de ces exploitations agricoles. Bande-son et mise en scène se répondent, le silence et les panoramas naturels ou plans fixes en intérieur permettant de représenter l’écoulement tranquille et irrémédiable de la vie, le documentaire remplissant sa fonction symbolique de « trace du réel » au même titre que la photographie, comme le soulignait Roland Barthes dans son essai La Chambre claire. À ces procédés viennent s’ajouter les ellipses tant spatiales que temporelles qui extraient l’intrigue de cet immobilisme – nécessaire – et de faire avancer le récit. Ces bonds narratifs permettent de marquer l’avancée de l’âge pour les anciennes générations, la concrétisation ou non des projets des nouvelles, le passage de flambeau à venir pour les dernières. Ils créent également des connexions entre les différentes trajectoires des protagonistes, que ce soit pour les opposer ou les faire se répondre. En cela, la trilogie forme un récit cohérent et linéaire, qui suit le déroulé naturel de la vie tout en construisant une narration complexe et réfléchie. Ainsi, le renouveau pour Alain se confronte à l’immobilisme de Daniel, tandis que l’approche de la mort pour les uns – lente et opaque pour Marcel qui avoue presque surpris : « c’est la fin » – et les rêves à construire pour les plus jeunes symbolisent la succession naturelle des générations. Grâce à ce découpage logique, Profils paysans apparaît comme une œuvre entière dans laquelle tous les chapitres se font échos.
Enfin, la trilogie de Depardon représente une reconnaissance de cette France paysanne en pleine évolution et à ses discrets représentants. L’œuvre est hommage aux vivants – leur vie de labeur, la noblesse de leur travail et de leur mode de vie – mais également aux morts, représentants d’une génération ancienne et d’une ruralité aujourd’hui quasiment disparue. L’utilisation des archives vient en outre renforcer cette idée de commémoration de ceux qui ne sont plus. Ainsi, le fantôme de Louis Brès plane sur le second volet, alors que celui de Marcelle marque le troisième et dernier épisode de la trilogie. Alors qu’il a perdu des intervenants devenus amis au fil des années, le réalisateur conserve une posture de retrait, filmant l’enterrement de Louis avec précision, sans intervention ; signifiant celle de Marcelle en immortalisant sa demeure désormais inhabitée. Même si le début du second chapitre est empreint de la difficulté du réalisateur à conserver sa neutralité face à la perte du défunt, lui qui brusque Marcel de ses questions empressées, il demeure majoritairement le témoin silencieux des événements, sa caméra enregistrant l’impact plus ou moins visible de cette mort sur le reste de la communauté paysanne de la région. Un événement qui confronte par ailleurs ces hommes et femmes à leur disparition prochaine, eux qui luttent contre le temps et la faucheuse en se réfugiant dans un labeur acharné de chaque instant.
- Une démarche d’ethnologue
Comme souligné auparavant, Profils Paysans suit une démarche documentaire et réaliste, décrivant patiemment la vie des protagonistes qu’elle côtoie sur une dizaine d’années. Au départ, l’intimité du foyer est détaillée grâce à la succession de plans séquences fixes au centre desquels le partage du petit-déjeuner apparaît comme un leitmotiv évident et attendrissant. Le second volet se fait plus animé, s’intéressant davantage au labeur des paysans, à leur vie à l’extérieur (dans et en dehors de l’exploitation) et aux problématiques pratiques rencontrées. Ainsi apparaissent des discussions liées à la vente du bétail au boucher du coin ou aux marchands de bestiaux, tandis que la question de la vente de la propriété se posera par la suite devant les dures exigences de la pré-retraite. De plus, en intégrant de jeunes exploitants au récit, désireux de se faire une place dans cette communauté marquée par un traditionalisme profondément ancré et un âge avancé, Depardon insère leurs propres questionnements dans l’œuvre. Avec ces arrivées, Profils Paysans s’inscrit encore une fois dans le cheminement naturel et logique de la vie, marquant l’implacable passage du temps et le renouvellement des générations qui partagent en outre des contraintes similaires. Une conscience commune des difficultés du métier agricole, comme nous le prouve la discussion entre Amandine, éleveuse en devenir, et Robert, exploitant expérimenté à propos de l’actuelle condition paysanne.
Avec ces problématiques, évoquées à travers la vie des protagonistes ou bien leurs discours, Depardon aborde des sujets éminemment politiques et sociétaux. La précarité du métier de paysan tout d’abord, avec ces hommes et femmes qui se sentent abandonnés par l’État, qu’il s’agisse de l’ancienne génération confrontée à la retraite et à la question de la passation ou bien la nouvelle, accablée par la difficile mission de trouver une propriété et d’assumer le démarrage de ses exploitations. L’ancrage d’une tradition paternaliste et machiste ensuite, la place de la femme étant bien souvent reléguée à celle de spectatrice et de soutien physique et moral à l’agriculteur, son labeur n’ayant pendant longtemps pas été reconnu ni par la gent masculine, ni par l’État. Des problématiques essentielles devant lesquelles l’œuvre reste toutefois spectatrice, simple témoin des récits d’expérience livrés par les paysans, désolés face au temps difficile qui les attend, que ce soit celui de la fin de vie ou du début de carrière.
Par ailleurs, Profils paysans ne se montre jamais misérabiliste, à l’image de cette maxime énoncée par Raymond Pialat, définitivement le penseur de cette trilogie : « L’espoir fait vivre. ». Une phrase relative à la vie amoureuse de cet octogénaire célibataire mais qui peut s’appliquer à la trilogie elle-même, elle qui montre tout autant les désillusions de ses protagonistes que leurs petites et grandes réussites. En restant relativement distante face aux interrogés, sans jamais porter de jugement sur le mode de vie et les choix de ceux qu’elle dépeint, l’œuvre embrasse la tenace détermination de ces travailleurs.euses qui courbent l’échine sans jamais mettre pied à terre. Des protagonistes qui poursuivent leurs projets – à l’image d’Amandine et du couple Jean-François/Nathalie avec des résultats différents – malgré les obstacles. Des personnages humbles qui au pire se révoltent mais jamais ne se plaignent, eux qui rappellent leur appartenance au milieu depuis l’enfance et le rôle primordial qu’y tient la passion. Autant de récits de vie, souvent symboles d’une France d’un ancien temps et à l’agonie, qu’enregistre à valeur de témoignage cette trilogie.
- Du photographe au cinéaste
Représentative de l’évolution touchant le milieu paysan et la vie des protagonistes qu’elle met en scène, la trilogie marque également un changement notoire dans la position créative de son auteur. Dans le premier volet, Raymond Depardon s’exprime presque toujours en voix off, n’intervenant presque jamais dans l’œuvre, signifiant par ailleurs aux intervenants son caractère de témoin muet et invisible. Le réalisateur laisse ainsi à ses collaborateurs le soin de se présenter, quitte à donner au silence une place et une durée conséquentes. Cette position de témoin est couplée à celle de photographe, l’œil de l’artiste étant visible dans l’usage très fréquents des plans fixes, pour les séquences posées en intérieur comme en extérieur. On sent à ces occasions le sens indéniable de la composition de l’auteur, avec un cadrage très travaillé et une grande importance donnée aux lumières naturelles et au jeu de leurs rayons dans l’image. La patte du photographe est bien là dans cette composition de plans fixes qui font s’apparenter les séquences filmées à des peintures de l’art flamand. Ainsi, l’artiste saisit brillamment les variations de lumière, que ce soit le faible rayon traversant une étable ou le soleil caressant avec hésitation les reliefs cévenols.
Avec le deuxième chapitre, la mise en scène s’adapte encore une fois à son sujet et se fait mouvante. On sort de la contemplation propre à la rencontre et à la découverte des Hommes et des paysages pour s’intéresser à la vie active, l’image sortant de son carcan de fixité pour se concentrer davantage sur les plans séquences et les travellings, ce qui est particulièrement visible dans le chapitre trois. Intervenants, réalisateur et public se trouvent désormais dans le champ de l’action et du concret, même si l’utilisation des plans fixes est toujours de mise, le fond ayant toutefois changé. Pour cause, les discours sont davantage portés sur l’explicitation de l’exercice du métier paysan, de sa mise en œuvre, de ses difficultés.
De plus, troisième volet nous place dans la position du visiteur qui retourne sur des terres déjà explorées, vers d’anciens amis qu’on aime retrouver après un temps d’absence. Ainsi, les agriculteurs et éleveurs nous attendent sur le seuil de leur propriété et les voyages se multiplient, immortalisés par une caméra fixée au-devant d’une voiture lancée à travers champs. Les interviews, toujours en plans fixes, se font plus intimes, tout en dénotant un détachement significatif d’une fin à venir, dernier épisode oblige. Enfin, en parallèle de cette mise en mouvement de l’image peut être observée une présence grandissante de la bande-son dans le troisième et dernier volet de l’œuvre. Ainsi, les compositions de Gabriel Fauré viennent ajouter une poésie certaine à la trilogie et ancrent plus profondément l’œuvre dans le genre cinématographique, le détachant clairement de ses pendants photographiques dominants lors du premier volet. Tant de choix de mises en scène qui traduisent l’évolution du photographe en réalisateur et documentariste, désormais confiant dans ses techniques de création cinématographique.
Cette affirmation est également visible dans l’implication de l’auteur quant à la vie et aux témoignages de ses amis et collaborateurs. En effet, au fil des chapitres, Depardon s’affirme davantage et finit par impacter le déroulé de son récit, voire la vie des personnes qu’il suit, comme on peut l’observer avec la trajectoire amoureuse suivie par Adrien Pialat. L’une des raisons de cette prise de position de plus en plus affirmée est l’attachement grandissant et fort du réalisateur au milieu et aux gens qu’il dépeint, affection de plus en plus évident au fil du récit, l’auteur se montrant parfois même trop pressant par rapport à ceux qu’il interroge. Depardon évolue du statut de témoin à celui d’ami, de confident, une réciprocité s’instaurant progressivement avec les interviewés, transformant le monologue en dialogue. À titre d’exemple, Depardon va s’inquiéter de la santé de Paul, dont la longue chevelure peine à masquer la maigreur, s’enquérant du régime alimentaire de l’interrogé qu’il connaît depuis maintenant onze ans. À travers ses questions et ses idées parfois à demi avouées, l’auteur réussit à impacter ses collaborateurs, d’une façon plus ou moins spectaculaire.
Alors que son intervention n’avait entraîné que la confession de secrets jusqu’alors inavoués, la séquence conclusive du deuxième chapitre donne à la parole de l’auteur un impact à la portée significative. Pour cause, les questionnements du réalisateur devant la situation amoureuse d’Adrien finiront par engendrer une prise de conscience, ou « déclic » comme le traduit le titre de ce volet, dans l’esprit de l’éleveur. Bientôt cinquantenaire, ce dernier se confie sur le probable « échec de sa vie » : celui de ne pas avoir pu donner d’héritier à son exploitation. Témoignant du célibat accablant lié à l’exercice paysan, l’interrogé se délivre sur une thématique auparavant cachée avec gène et pudeur. Alors que ce constat d’un célibat toujours vécu semblait irrémédiable, la voix off du réalisateur nous apprend que l’éleveur a trouvé femme et héritière suite à une annonce publiée dans la revue du Chasseur français. Cette révélation modifie en cela la position du réalisateur-ami et confirme son statut de démiurge, l’auteur ayant réussi à impacter la nature même de son récit documentaire suite à la prise de conscience d’Adrien et son changement de vie. Sa parole et son investissement ont eu une portée effective sur la réalité qu’il ne faisait auparavant que dépeindre avec minutie et discrétion.
Dépeignant avec affection des agriculteurs devenus amis, Raymond Depardon nous offre un portrait réaliste et touchant de nos campagnes françaises. Quittant progressivement ses automatismes de photographe, le réalisateur s’affirme dans cette trilogie cinématographique marquée par le changement. Un documentaire humaniste, aux qualités formelles notoires, qu’on ne peut que vous conseiller.
Camille Muller
Comments by Camille Muller
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Très bon commentaire que je (Camille Muller) ne peut ...
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Merci à vous pour votre soutien ;)
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Merci beaucoup pour ce commentaire, ça fait chaud au coeur ...
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Merci pour ce beau commentaire Rémy, on ne peut ...
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Merci Jeanne, petite coquille sur ce coup :)