-Claire Denis ; 2018-
Étrange, inquiétant, menaçant. La bande-annonce de High Life, dernier film de Claire Denis, donnait déjà un sombre aperçu de l’œuvre finale. Dérangeant, ce long-métrage spatial, porté par un casting conséquent, a suscité nombres de questionnements et de polémiques tant du côté de la critique que des spectateurs. Retour sur cette œuvre hors-normes avec cette critique-rattrapage.
Rester en prison ou partir pour une mission dans l’espace ? Tel est le choix auquel ont du faire face sept prisonniers, embarqués dans un vaisseau placé sous l’autorité d’une scientifique en charge d’un projet de procréation médicalement assistée. Cette expédition spatiale nous est racontée à travers un système de flash-backs suivant une chronologie éclatée, depuis un présent – lui aussi décomposé, où évoluent Monte et un petit enfant, seuls rescapés de cette étrange mission. Le spectateur est immédiatement intégré à l’équipage et prend son histoire en cours de route, plongé dans une atmosphère inquiétante et froide qui ne lui laissera que de courtes respirations pour s’échapper de cet environnement où règne un nihilisme pesant. L’entreprise de reproduction de la docteure Dibs régit le quotidien de l’équipage, tenu au suivi de petits rituels, de l’hygiène à l’entretien du vaisseau. Prisonniers sur Terre, hommes et femmes le sont aussi dans l’espace, enfermés dans ce véhicule filant vers le néant, chargé d’explorer les trous noirs ponctuant leur course sans espoir dans l’univers. Notons par ailleurs la beauté des images offertes ici, qu’il s’agisse de l’intérieur « seventies » du vaisseau ou du travail réalisé sur la représentation de l’espace qui offre aux personnages et spectateurs des instants de contemplation magnifiques. Un néant qui rappelle toutefois aux prisonniers qu’ils sont privés de tout échappatoire – comme nous dans ce huis-clos quasi permanent, astronautes improvisés qui sombrent au choix : dans un désespoir accablant, une triste résignation et/ou une frustration violente. Cette frustration face à l’emprisonnement se calque également sur une sexualité bridée, uniquement portée vers une reproduction forcée et majoritairement sans succès. Une entreprise paradoxale orchestrée par Dibs, qui imprègne High Life de cette idée d’une sexualité viciée, comme malade.
Isolé – à dessein, de cette mission de procréation, Monte s’érige en ermite, refusant progressivement l’accès à toute jouissance. Une possibilité offerte par « la box », sorte de cage à fantasmes permettant aux membres de l’équipage d’assouvir leurs pulsions sexuelles. Un lieu clos, mystérieux, qui donnera au film l’une de ses séquences les plus perturbantes avec le déchaînement animal, comme habité du docteure Dibs. Seule en mesure de combler les besoins des prisonniers, cette machine ne suffit toutefois pas à calmer la frustration de certains et conduira à un point de non-retour, paroxysme de bestialité et de violence à l’entreprise déshumanisante de la scientifique. L’occasion pour Claire Denis d’aborder sans filtre l’un des nombreux tabous venant ponctuer l’œuvre. Un viol comme résultat d’un système déniant à l’Homme sa liberté et son épanouissement, acte qui s’achève dans un déchainement de haine et de violence sans appel. Au-delà de cette séquence particulièrement éprouvante, High Life place son spectateur dans une position délicate, lui qui passe régulièrement d’une mise à l’épreuve à la fois psychologique et physique à quelques instants de grâce qui le ramènent à une paix fragile. Au milieu de cette entreprise déshumanisée et froide, parfois même meurtrière, la réalisatrice pose des scènes qui ramènent de la poésie au récit. Il en est ainsi de la jardinière, espace à part dans cet environnement austère et habité par la mort. Un lieu où émerge constamment la vie, où les prisonniers viennent se ressourcer, retournant à la terre-mère et à son pouvoir sensoriel.
À l’image de Willow fouillant la terre et goûtant à sa qualité nourricière, les membres du vaisseau se comportent à l’égard du jardin comme ils le feraient envers une mère. Réconfort et repos, réveil des sens et retour à une simplicité organique sont autant de notions attachées à cet îlot, l’un des derniers vestiges qui rattache encore l’équipage à la Terre. Un retour à la terre tout aussi métaphorique que littéral, pourtant toujours empreint d’une douce poésie qui nous arrache à la brutalité des corps : tout aussi bien ce qu’ils font que ce qui en ressort. Des fluides de natures multiples, tabous comme ce qui relève souvent de la corporalité, et que Claire Denis filme à de nombreuses reprises au fil de son œuvre. Des liquides traités de diverses façons, recyclés, réutilisés, re-semés et qui renforcent le caractère organique de High Life. Un film qui éveille et appelle les sens. Une œuvre palpable dont le but premier est peut-être « simplement » de faire naître en nous des sensations et des émotions souvent primaires – dégoût, excitation, peur…, sans pour autant que ce constat ne soit un abandon de la pensée face à un sens difficilement saisissable.
High Life est constitué d’une indéniable violence et met en scène de nombreux tabous, du viol à l’inceste en passant par la sexualité et une reproduction méthodique car scientifique. Il n’en est pas moins baigné d’un halo de douceur et de chaleur, incarné par la relation filiale liant Willow et Monte. Un lien dont toute la beauté, la simplicité et la force ont été posés dès la scène introductive de l’œuvre ; et dont tout l’amour irradie l’œuvre, marquante sensation à la sortie du film. Un père, travaillant sur son vaisseau planté au beau milieu du néant, maintient une communication ténue avec son enfant, rassurée par la voix du seul Homme qu’elle connaîtra. Autour d’eux : une mort inévitable, la solitude à son apogée. Le désespoir aussi, pourtant contrecarré par les efforts quotidiens de Monte pour la survie de ce vaisseau de fortune voué à un délitement progressif. Un père non dénué de failles, incarné par un Robert Pattinson parfait, à l’image d’une direction d’acteurs particulièrement maîtrisée. Avec le temps, le développement de l’enfant, Claire Denis soulève encore une fois un tabou, peut-être le plus « fort » du récit, si tant est qu’une échelle de valeurs soit possible. L’inceste, entre cette adolescente devenue femme et cet homme-père qui ne connaîtra plus jamais d’autre compagnie que celle de sa fille, traîne en souterrain. Pourtant, la réalisatrice reste à la limite de ce dérangeant possible et nous laisse dans la pureté de cette relation filiale. Alors que les deux personnages s’avancent vers une lumière éblouissante et enivrante, nous sortons comme apaisés, voire épuisés de ce spectacle mêlant horreur et beauté qui a mis à mal nos corps et esprits. Comme suspendus, en apesanteur.
Camille Muller
Comments by Camille Muller
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Très bon commentaire que je (Camille Muller) ne peut ...
« Un bon gros Totoro et au dodo »
Merci à vous pour votre soutien ;)
Les filles d’avril de Michel Franco : combat de mères
Merci beaucoup pour ce commentaire, ça fait chaud au coeur ...
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Merci pour ce beau commentaire Rémy, on ne peut ...
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Merci Jeanne, petite coquille sur ce coup :)