– Matt Reeves ; 2017 –
Après un premier épisode réussi et mis en scène par Rupert Wyatt, il fut aussi étonnant qu’agréable de constater le succès qu’a rencontré Matt Reeves lorsqu’il s’est emparé de la nouvelle saga librement adaptée du roman de Pierre Boulle (1963). Depuis l’éveil (rise) jusqu’à la guerre (war), en passant par l’aube (dawn), La Planète des Singes s’est révélée être une trilogie à la fois prenante et surprenante en bien des points, à commencer par son fondement lui-même : la performance capture. Jamais une réalisation n’avait su porter aussi singulièrement et aussi loin un tel degré de réalisme et c’est, sans doute, ce que l’on retiendra de cette belle aventure que nous ont proposé deux réalisateurs aussi talentueux que curieux. Sans surprise, Suprématie se veut la conclusion réussie de ce projet ambitieux qui nous tient en haleine depuis 2011.
« I may not make it back. »
Dans la continuité des deux épisodes précédents, Suprématie est avant tout porté par le talent d’Andy Serkis, devenu la figure emblématique de la performance capture depuis Le Seigneur des Anneaux. De Gollum à Caesar, le fondateur de l’Imaginarium ne cesse de surprendre par son jeu et sa présence scénique. Véritable comédien, Andy Serkis parvient à mêler brillamment théâtre et cinéma pour proposer une expérience nouvelle au spectateur, expérience qu’il entend bien prolonger en fin d’année, avec la sortie du prochain volet de la saga Star Wars. Mais si la performance capture saisit à merveille la présence des comédiens devenus grands singes, c’est avant tout sur le regard de ces mêmes acteurs que se porte l’attention de la caméra ; sans doute est-ce à travers le regard tragique de Caesar que nous sommes à même de prendre conscience de ce qu’ont réussi à accomplir ces pionniers du cinéma contemporain que sont Andy Serkis et son équipe. La singularité de La Planète des Singes réside justement dans ce traitement du regard, attribut le plus humain des primates de Caesar. Alors que L’Affrontement s’ouvrait sur le regard belliqueux du principal protagoniste, il s’achevait sur ce même regard devenu non seulement porteur d’espoir, mais aussi conscient du drame qui était à suivre. Suprématie poursuit finalement cette évolution et aboutit sur un regard profondément émouvant, suscitant ainsi une empathie exceptionnelle.
Au terme d’une trilogie passionnante, nous prenons enfin conscience du réel tour de force de cette nouvelle adaptation de La Planète des Singes : le changement complet de focalisation. Sans jamais être manichéen, Suprématie achève la trilogie en faisant basculer émotionnellement le spectateur du côté de Caesar, nous rappelant ainsi le cheminement depuis le premier volet, dans lequel nous suivions l’évolution du personnage humain de James Franco. Ce dernier épisode cherche toutefois à nuancer son propos en mettant en scène un antagoniste dont les motivations viennent remettre en question le basculement précédemment évoqué, et Woody Harrelson campe ainsi la figure d’une division morale qui est au cœur même de la problématique que soulève La Planète des Singes. En effet, il s’agit ici de questionner véritablement non seulement le point de vue narratif, mais aussi l’empathie humaine, si ce n’est l’humanité elle-même.
20th Century Fox
« They will see that we are not savages. »
Suprématie manque toutefois de finesse par moments et présente alors une symbolique grossière en quelques points. Si la question de l’assujettissement est bien amenée, on regrettera toutefois l’usage de la symbolique fasciste et le rappel maladroit à l’esclavage et la fondation des Etats-Unis. Bien que le débat soit intéressant, la façon dont il est présenté a parfois tendance à être trop lourde. Les notions de guerre sainte et d’exode quasi-biblique sont également parfois grinçantes. Il faut néanmoins souligner que de telles situations donnent lieu à des scènes proprement iconiques ; mentionnons ici le soulèvement de Caesar face à ses tortionnaires. A travers ces scènes emblématiques, Matt Reeves parvient à créer une dialectique entre le chez-soi simien (home) et l’espoir porté par Caesar (hope). Le premier aspect de cette dialectique était déjà très ancré dans les épisodes précédents, et peut-être même plus encore dans le second volet dans lequel le réalisateur s’attardait sur les scènes familiales. Cet aspect est à ce propos à retrouver dans Suprématie, puisqu’il constitue l’enjeu majeur non seulement de l’intrigue, mais également celui d’un exode nécessaire et à venir. Ici aussi la réalisation de Matt Reeves permet pleinement au spectateur d’embrasser l’histoire des primates, grâce à un cadre intimiste et touchant.
Mais si l’empathie, l’espoir et l’amour se retrouvent au centre des enjeux de Suprématie, le conflit reste néanmoins le principal ressort de l’action. Au terme d’une première scène viscérale, Suprématie installe une atmosphère pesante et sur le point de basculer. Le conflit ne cessera par la suite de s’étendre entre la pitié (mercy) et la haine (hate), permettant alors de souligner les dilemmes moraux qu’affronte Caesar. Ce déchirement moral confère au primate une belle profondeur, accentuant par là-même le jeu d’une identification subversive qui n’est pas sans rappeler celle à l’œuvre dans le roman de Jack London, Croc-Blanc. L’esquisse de la conscience animale au cœur d’un conflit, d’un monde proprement humains interroge véritablement la densité morale de chaque être, et c’est bien ce qu’exacerbe La Planète des Singes en nous offrant une entrée dans l’intellect de primates surévolués. Il faut par ailleurs souligner l’issue du conflit à l’œuvre dans la réalisation de Matt Reeves : l’étreinte finale de la Nature semble en effet rapprocher un peu plus encore la réalisation de Jack London et de l’éreintante wilderness.
20th Century Fox
« I did not start this war. »
L’intérêt de Suprématie réside également dans les contrastes que l’épisode propose, ne serait-ce que dans son traitement du conflit. Matt Reeves propose ainsi de véritables scènes de guerre où la caméra et le son deviennent oppressants, mais aussi des raids silencieux et nocturnes où le travail sur la lumière détone par rapport aux scènes extérieures. Il faut ici souligner que la plupart des scènes sont tournées en lumière naturelle, conférant de ce fait un degré de réalisme accru. Entre la photographie très sombre de Michael Seresin et les plans dans la neige, le rendu visuel est d’une richesse inouïe. Au-delà des contrastes, Suprématie introduit de nouveaux éléments intéressants, à l’instar d’une relation entre une jeune fille et les singes, celle-ci faisant figure d’espoir ultime. L’introduction d’un comic relief permet également de donner plus de couleurs à la tragédie, bien qu’on puisse lui reprocher d’être parfois de trop. On notera par ailleurs que l’introduction de ce personnage expose à quel point les primates nous sont devenus familiers, puisque l’on reconnaître facilement ce singe masqué lors d’une course-poursuite à cheval, du fait de sa morphologie. Ce détail permet également au spectateur de prendre conscience de la réussite de La Planète des Singes, qui a su introduire un monde nouveau et déjà devenu familier.
En définitive, Suprématie achève de la plus belle des manières la trilogie lancée en 2011 et nous offre ainsi un final haletant, émouvant et même déchirant. Comme pour Logan il y a quelques mois, il s’agit ici de faire ses adieux à un héros singulier et à une saga intelligente et innovante. Plus qu’un groupe de singes, Matt Reeves a mis en scène une véritable famille dont le cheminement tragique offre une forme nouvelle d’identification et soulève des questions morales stimulantes. Le travail exceptionnel de modélisation des singes fait de ce blockbuster une belle référence à Hollywood et c’est avec regret que nous fermons ce chapitre de La Planète des Singes.
Vincent Bornert
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