Quelques semaines après sa sortie, Blade Runner 2049 semble d’ores et déjà s’être imposé comme une œuvre majeure, prolongeant et renouvelant l’expérience que proposait Ridley Scott en 1982. La filiation entre les deux œuvres semble s’étendre jusque dans la réception critique, puisque l’on remarque que la réalisation de Denis Villeneuve, elle aussi, divise la critique. Qualifié à la fois d’œuvre profane et de tableau de maître, Blade Runner 2049 s’offre un corpus critique hétérogène ; la presse française n’a à ce propos pas manqué de pointer du doigt la campagne de promotion du long-métrage, et plus particulièrement l’absence du nom de l’actrice Ana de Armas sur l’affiche du personnage de Joi. Comme le souligne cet article du Huffington Post, la presse aussi bien que les internautes reprochent à Sony Pictures non seulement d’ « oublier » le nom de l’actrice, mais aussi de lui faire adopter une pose suggestive, fortement éloignée de celle de ses homologues masculins. Si cette polémique ne nuit en rien à la qualité de l’œuvre, force est de constater que, d’une part, Blade Runner 2049 n’évite pas l’écueil d’un machisme latent et, d’autre part, que le traitement promotionnel réservé à Ana de Armas méritait amplement de susciter de telles réactions, tant le personnage de Joi se révèle porteur de toute la force poétique de l’œuvre.
- Femme objet et sexualisation : les stigmates du film noir
Sans même aborder le cas précis du personnage de Joi, on remarque aisément que Blade Runner 2049 épouse la même forme générique que son prédécesseur ; film noir, la réalisation de Denis Villeneuve propose, au-delà de la seule figure de la femme fatale, une vision de la femme pour le moins controversée. Si l’affiche sur laquelle apparait Ana de Armas laissait présager une essentialisation de la femme à travers le prisme de la sexualité, on remarque rapidement que ce constat s’applique de fait à l’ensemble de la réalisation. Qu’il s’agisse des publicités présentant l’intelligence artificielle Joi comme le moyen d’assouvir tous ses désirs, ou des statues qui dépérissent dans le vieux Los Angeles, chaque représentation féminine nous renvoie à une vision proprement sexualisée. Même si, dans le deuxième cas, on pourrait rapporter l’état des statues à un passé révolu, la multiplication des plans suggestifs et le prolongement d’un tel traitement de la femme dans le présent de la narration corroborent l’idée d’une femme renvoyée à sa seule fonction de séduction. De même lorsqu’il s’agit de l’intrigue, Blade Runner 2049 fait de la Rachel, femme fatale du premier volet, une simple génitrice alors que Deckard conserve son rôle de héros et entretient le culte qui lui est voué.
Notons par ailleurs que le schéma narratif dans lequel s’inscrit Joi est tout à fait semblable à celui de Rachel en 1982 ; bien que l’on puisse ici relever une force indéniable qui émane du personnage d’Ana de Armas, il n’en demeure pas moins qu’elle est initialement présentée comme inférieure à l’agent K. En effet, si Joi est le moyen premier pour le personnage principal de cheminer vers son humanité, elle n’est qu’une intelligence artificielle et, de ce fait, inférieure en nature au replicant K. Dans le cas de Rachel, il s’agissait pour Deckard de légitimer sa différence, vraisemblablement humaine, par rapport à la replicant Rachel. On notera donc ici que le cheminement narratif et émotionnel, voire sentimental, des personnages principaux s’effectue aux dépends d’un personnage féminin réduit à première vue au statut de levier narratif et émotionnel.
Abordée par le biais de ses fonctions sexuelles et domestiques, Joi est, dans l’univers de Blade Runner 2049, une représentation classique de la femme. Celle-ci est à mettre en écho avec les prostituées dépeintes dans le premier tiers du film, qui viennent ainsi démontrer la nature réductrice et éminemment masculinisée de la dystopie. Outre cet aspect paroxystique du traitement de la femme, Joi est représentée dans le microcosme de l’agent K comme une figure domestique, oscillant entre son rôle de femme au foyer telle que perçue dans les années 1950, et son rôle de séductrice, en témoigne le revêtement d’une tenue de geisha. Au-delà de l’érotisme par lequel se définit le personnage de Joi, l’onomastique elle-même semble révélatrice d’une considération moindre de la gente féminine ; au personnage de Joi répond celui de Luv, témoignant donc immédiatement d’une idée de préciosité. Il apparaît dès lors que les personnages féminins de ce Blade Runner 2049 s’inscrivent dans une dialectique entre l’érotisme et la sentimentalité, réduisant, une fois encore, leur statut et leur rôle. C’est néanmoins à travers cette même sentimentalité que le personnage de Joi va suivre son épopée émancipatrice, passant d’un rôle domestique à celui, classique, du sidekick, avant de consacrer cette émancipation par sa nature proprement tragique et poétique.
- L’émancipation d’un personnage secondaire
Subordonnée au parcours narratif de l’agent K, il demeure toutefois que Joi vit pleinement ce même parcours initiatique et le fait sien. Il s’agit dès lors d’observer de quelle façon Joi parvient à se défaire du male gaze dans lequel elle est enfermée afin de se trouver une identité propre. S’il semble difficile de la dissocier pleinement du regard masculin tant elle se construit avant tout à travers sa relation avec l’agent K, il est pourtant important de noter que le personnage se déprend de ses premières représentations -successivement geisha, femme au foyer, icône disco– afin de s’affirmer plus humaine et plus indépendante, épousant ainsi son parcours technique, renvoyant ici à la technologie lui permettant de quitter le microcosme domestique. De fait, cette émancipation technologique permet à Joi de suivre davantage la trajectoire de K en s’imposant comme son sidekick tant sur le plan émotionnel que professionnel.
En outre, plus que d’épouser simplement le parcours de K, Joi va poursuivre sa propre quête identitaire en affirmant notamment sa corporéité, si ce n’est sa corporalité. En ce sens, la scène d’épiphanie sous la pluie amorce un mouvement qui permet à Joi de dépasser les seules considérations sentimentales que le spectateur a pu éprouver à son égard jusqu’ici. Tout comme K, replicant à la recherche de son humanité, Joi se met en quête d’un ailleurs humain, qu’elle ne saurait renvoyer à ses seules émotions. Si l’on peut souligner le caractère ambivalent d’une telle hypothèse, on ne peut toutefois occulter l’idée que Joi cherche ici à prendre possession de son propre corps et donc à s’affirmer en tant que femme. Cette scène devient dès lors emblématique d’une recherche de soi qui se traduit par la pleine possession de son être, Joi n’étant alors plus subordonnée à la machine qui lui permet d’exister et dont elle n’est pas la seule maîtresse. Le choix de Denis Villeneuve de couper cette scène d’épiphanie par une défaillance technique est alors regrettable en ce qu’il occulte le champ des possibles qui s’ouvre alors pour un personnage en gain de potentialité.
Et c’est bien par le mouvement plus que par les sentiments que va s’exprimer ce nouveau champ des possibles pour Joi. En effet, K lui permettant de se déplacer où elle le souhaite, la jeune femme s’immisce de plus en plus dans le récit, et plus largement dans la vie de K. En ce sens, Joi prend une ampleur considérable dans la narration et devient véritablement actrice de sa destinée et de celle, fatalement, de l’agent K. Dès lors, les apparitions de Joi s’apparentent à des parenthèses lyriques qui ponctuent l’ensemble de la réalisation, au cours desquelles la sensibilité du personnage est non seulement exposée, mais aussi mise à l’épreuve ; Joi se confronte aux limites de sa propre existence et fait l’expérience de son humanité et des limites de celle-ci. On notera cependant que l’expérience de Joi reste entachée d’un regard masculin bien trop présent, en témoigne la scène où Joi se met véritablement à nu devant son amant ; si la pudeur de la caméra de Denis Villeneuve permet le déploiement non pas uniquement d’une sensualité teintée d’érotisme mais également d’une certaine poésie des corps et des sentiments, on ne saurait se déprendre complètement de l’usage d’une prostituée par Joi pour se faire davantage femme au contact de K. Ainsi l’émancipation de Joi ne parvient pas réellement à se défaire pleinement des travers masculins de Blade Runner 2049, la rappelant trop souvent à son statut de femme fatale alors même que le personnage n’a de cesse d’affirmer sa poésie face à son homologue replicant. Par ailleurs, en affirmant avec force la poésie de son être, ou plutôt de son devenir, Joi se défait de son image de sidekick pour devenir le personnage central de cette élégie dystopique qu’est Blade Runner 2049.
- Affirmation élégiaque d’un personnage tragique
Au-delà d’être une expérience sensorielle singulière, Blade Runner 2049 se révèle également être un récit émotionnel particulièrement touchant en ce qu’il aborde des formes sentimentales nouvelles, manifestées notamment par des êtres pourtant dénués d’humanité. Se détachant de son statut d’intelligence artificielle, Joi incarne pleinement la dimension émotionnelle de la réalisation, confèrent un onirisme certain à des parenthèses sentimentales qui détonnent par rapport à un récit noir. Joi permet par ailleurs de mettre en relief l’une des considérations humaines du récit, qui consiste en une négation e l’âme des replicants, supposant ainsi une antinomie persistante entre âme et sentiments. Or Joi démontre tout au long de la narration que son humanité ne relève ni de sa corporalité, ni de son âme. Cette affirmation nouvelle de la sentimentalité s’accomplit finalement dans l’essence tragique du personnage, ce qui permet à Denis Villeneuve de conférer à son récit et à la construction du personnage de K un souffle poétique devenu élégie.
En faisant de Joi un personnage proprement poétique, le réalisateur canadien parvient également à dépasser la contrainte des corps, dépassement symbolisé par la scène où Joi fait intervenir une autre femme dans sa relation avec K. Loin d’être une parenthèse érotique dans le récit, cette scène se veut elle aussi un moment de poésie où se mêlent la quête identitaire de Joi et l’exploration de ses sentiments et leurs limites. Cette scène est aussi l’occasion pour Villeneuve d’explorer pleinement la dichotomie entre rêves et réalité, Joi la transcendant pour devenir personnage d’un ailleurs à la fois émotionnel et poétique. Le lyrisme élégiaque qui subsiste à l’issue de la réalisation met en lumière non seulement l’importance de Joi dans la construction identitaire de K (notamment en lui choisissant un nom), mais également le poids de sa disparition, affirmant par là même qu’elle est la condition à l’humanité du replicant.
- Conclusion
En définitive, il semble difficile dans un premier temps de passer sur les lacunes de Blade Runner 2049 en termes de représentation féminine. La sexualisation des corps féminins répondant à l’iconisation virilisante du héros Ryan Gosling, la réalisation de Denis Villeneuve fait preuve d’un manque certain de considération pour des problématiques nouvelles, alors même que le canadien choisit d’inscrire pleinement son récit dans la filiation du film noir. Néanmoins, l’idée que l’agent K s’accomplit par le biais de sa relation avec Joi permet de reconsidérer le rôle et la représentation du personnage de Ana de Armas, celle-ci conférant au récit une amplitude poétique et tragique tout à fait envoûtante. Véritable figure de l’élégie, elle transcende et franchit les barrières classiques de la représentation pour permettre à la poésie du film de s’accomplir. Elle dépasse en ce sens le simple statut de femme fatale pour devenir un personnage poétique à part entière, essence ou moteur de la tragédie. Là où K hésite, se cherche, Joi s’accomplit dans sa dimension poétique. Le constat demeure toutefois mitigé en ce que Blade Runner 2049 partage un regard pris dans des schémas cinématographiques classiques et symboliquement violents et l’on regrettera alors que Denis Villeneuve choisisse la tragédie en fin de récit plutôt que l’affirmation identitaire de Joi, la cantonnant au statut d’ailleurs. On saluera, enfin, la performance exceptionnelle de l’actrice Ana de Armas qui parvient à offrir une autre dimension à la narration, promesse d’un bel avenir sur nos écrans.
Vincent Bornert
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