Invités dans le cadre du cycle « Le Monde est Stone » organisé par le Forum des Images en l’honneur et avec la collaboration du réalisateur Oliver Stone, les rédacteurs cinéma de Scotchés reviennent sur certains des plus grands classiques du cinéma américain.
Aujourd’hui, retour sur Voyage au bout de l’enfer de Michaël Cimino, l’un des films majeurs lorsqu’il s’agit de parler de la guerre du Vietnam. Armé d’un casting brillant, entre John Cazale, Robert Deniro, Christopher Walken et Meryl Streep, ce long-métrage traite frontalement de la question du traumatisme de guerre et de ses répercussions sur ceux qui sont restés au pays.

Clayton, Pennsylvanie. Une petite ville miséreuse et pourtant joviale, soutenue par une industrie sidérurgique harassante et construite sur une forte tradition orthodoxe. Un lieu que filme tendrement Cimino qui souligne la bonhommie de ses habitants à l’occasion du mariage d’Angela et Steven et de la célébration improvisée des quelques hommes désormais appelés sur le front vietnamien. Trois amis de toujours : Steven, Mike (De Niro) et Nick (Walken) ; appartenant à la même bande de copains partageant leur morne quotidien entre parties de chasse, beuveries et petites amies. Un groupe réunit par la fatalité – le fait d’être nés dans ce coin perdu des États-Unis et d’appartenir à la même génération – et dont s’accommode tant bien que mal Mike, aux yeux duquel seuls semblent compter son meilleur ami et Linda, incarnée par la jeune Meryl Streep. Une trouble amitié lie ces trois personnages, relation qui sert de fil rouge au récit et traduira justement les tourments vécus par les soldats et l’arrière au cours du conflit. Au cœur d’une rivalité dissimulée entre les deux amis, Linda a promis sa main à Nick, espérant célébrer leur union dès le retour de ce dernier au pays. Autre promesse scellée avec le départ : Mike devra retrouver son ami coûte que coûte si leur chemin venait à se séparer et le ramener impérativement dans sa ville natale. Tourmenté à l’idée de partir à la guerre, Nick est le seul personnage à s’inquiéter du futur et de sa propre fragilité, lui qui semble vouloir parer le malheur à venir en s’assurant des attaches qu’il espère salutaires, symbolisées par ces pactes amoureux et amical.

À travers l’inquiétude de son héros, Michaël Cimino fait d’emblée planer une ombre sur l’avenir de ses personnages, eux qui seront brutalement propulsés dans l’horreur de la guerre. Un conflit dans lequel le spectateur est plongé sans avertissement, subissant de plein fouet la réalité des combats, observateur impuissant devant la froide exécution avec laquelle agissent les soldats « Viet-Congs ». Des soldats traités avec manichéisme contre lesquels se dresse l’humble héroïsme de Mike. Un personnage qui sauvera à maintes reprises la vie de ses compagnons tout en conservant le mutisme et la simplicité qui lui sont propres, ne pouvant toutefois empêcher le naufrage psychologique de ses deux amis d’enfance. Une plongée en enfer qui atteint son paroxysme avec l’épisode de la roulette russe qui deviendra un leitmotiv essentiel de l’œuvre. Un jeu mortel, symbole du pouvoir destructeur de l’attente sur l’esprit humain mais également du caractère aléatoire et – presque, si l’on se rappelle le stratagème de Mike – imprévisible de la mort. Une pratique qui devient métaphore de ce conflit sanglant et de la chute irrémédiable de Nick, devenu autre suite au conflit. Une guerre que Cimino traite sans concession, lui qui montre également la débâcle des États-Unis dont l’armée et les populations seront poussés à l’exil suite à l’avancée inexorable du Front de Libération National du Sud-Vietnam. La détresse du peuple vietnamien est également mise en scène par le réalisateur dans des scènes de panique mémorables qui viennent condamner l’ingérence de l’impérialisme américain dans ce conflit.

Enfin, c’est l’image d’un pays miné par l’inquiétude et le chagrin que nous fait voir Cimino suite au retour de Mike à Clayton. Une population rongée par l’attente et dont certains membres ont sombré dans la folie comme le représente le personnage d’Angela. Elle symbolise, au même titre que Linda, toutes ces femmes qui ont attendu, souvent en vain, le retour de leurs proches embarqués dans un conflit destructeur. L’enterrement de Nick vient ainsi faire éclater le chagrin cumulé pendant ces années d’attente, aussi bien par l’amante que par les amis du disparu. Des hommes et des femmes dont la vie apparaît encore plus misérable qu’auparavant, eux qui ont perdu l’un des leurs au profit d’une nation qui leur a en somme peu donné. Une communauté qui, en raison de son absence d’engagement politique et de son désœuvrement, entonnera l’hymne officieux « God Bless America » en l’honneur du défunt, honorant ainsi par automatisme un pays qui, à force d’impérialisme et d’aveuglement, leur a volé tant psychologiquement que physiquement trois des leurs.

Camille Muller

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