– Clint Eastwood ; 2016 –
Parler de guerre sur grand écran n’a jamais été un exercice simple, et pourtant nombreux sont les réalisateurs à s’être emparés des multiples conflits qui ponctuent l’histoire humaine. Si American Sniper a fait polémique à sa sortie, n’oublions pas qu’il n’est pas l’unique film du genre à avoir connu un tel accueil, que ce soit en Europe, où longtemps le genre s’est penché sur la Résistance plutôt que sur les ravages idéologiques de la Seconde guerre, aux États-Unis où le Vietnam a laissé une trace indélébile (Born on the Fourth of July, Apocalypse Now, Full Metal Jacket, …), ou encore, plus récemment, lorsque le cinéma a commencé à s’intéresser aux traumatismes de(s) la Guerre(s) du Golfe (Jarhead). C’est dans ce dernier mouvement sans doute que s’inscrit cette réalisation de Clint Eastwood, au cœur de la relation si singulière qui lie la population étasunienne à son armée.
Clint Eastwood met ici en scène l’histoire de Chris Kyle, tireur d’élite érigé en véritable héros national, incarné par un Bradley Cooper au sommet de son art. Le soldat est l’auteur de 160 tirs à bout portant, ce qui fait de lui le soldat américain le plus meurtrier de l’histoire. Avant de devenir la Légende, Chris Kyle est avant tout un fervent patriote, ce qui le pousse à sortir de son Texas natal et à quitter sa vie de cow-boy. Il se fait alors un devoir de servir son pays, et y parvient.
La première vision que nous offre American Sniper peut sembler patriotique au possible. Qui plus est, un patriotisme solidement installé sur une base religieuse poussée à son paroxysme ; Chris Kyle se définissait lui-même comme « en guerre pour Dieu ». L’ennemi utilisera d’ailleurs cette affiliation pour le traquer, mettant en avant la croix tatouée sur le bras du tireur d’élite. C’est toutefois là, déjà, que Chris Kyle divise. Dans une époque où la religion est au cœur des conflits, comment faire d’un « soldat de Dieu » un héros, alors même que nous combattons le fanatisme latent de notre époque ? Clint Eastwood semble toucher ici inconsciemment à un paradoxe qui ne peut faire de son héros qu’un personnage ambivalent, dans la mesure où il est amené à combattre un autre tireur d’élite qui se révèle finalement un miroir de sa propre personnalité, prise entre patriotisme et héroïsme.
La réussite de Clint Eastwood réside toutefois sans doute dans sa façon de nuancer son propos. American Sniper n’est peut-être pas finalement un récit au patriotisme outrageusement exacerbé ; Eastwood met en effet du cœur à souligner la fragilité de Chris Kyle, décrit comme un citoyen arraché aux siens par une guerre idéologique. Si le soldat met du cœur à l’ouvrage, il est pourtant tout à fait conscient d’être loin de ce qu’il est réellement : un père de famille. Et quel est le rôle d’un père de famille, si ce n’est de protéger ses proches des loups ? La guerre ne fait en ce sens que l’éloigner de son devoir réel en s’y substituant. Ici encore le réalisateur est pris entre deux feux : d’une part, il a tendance à magnifier les exploits de guerre du soldat, et de l’autre, il dénonce l’entreprise militaire en présentant des personnages arrachés à leur patrie par celle-ci. Entre antimilitarisme latent et vague propagande pro-étasunienne, le film a finalement du mal à situer sa ligne de front.
Mais présenter Chris Kyle comme ce qu’il était en Irak, un héros, est avant tout le meilleur moyen pour Eastwood de montrer à quel point il était perdu à son retour sur le territoire, et à quel point la guerre arrache à la nation sa jeunesse, ce conflit étant, comme le disait Sam Mendes, « la fin de l’innocence ».
L’héroïsme de Chris Kyle réside finalement dans le don qu’il possède. Au-delà d’être un sniper redoutable, il est un homme à la force indéniable, un homme qui a su renouer avec la vie après la guerre. Son héroïsme a été d’aider des chiens de berger (pour reprendre les mots du père du soldat) égarés, alors que lui-même était à la recherche du -droit- chemin. Chris Kyle n’est pas uniquement l’American Sniper, il est aussi et surtout l’homme qui se cache derrière la Légende. On pourra reprocher à la réalisation d’essentialiser une nouvelle fois encore l’imaginaire oriental, mais ceci ne doit pas occulter le portrait nuancé que dresse Clint Eastwood, celui d’une Amérique fragile, prise en étau entre son mirage patriotique et son devoir domestique. Du chien de berger au loup, il n’y malheureusement qu’un pas, et il semblerait que ce soit toute l’interrogation que soulève American Sniper.
Vincent Bornert
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