– Mohammed Diab ; 2010 –
Aucune femme peut affirmer n’avoir jamais été draguée lourdement, klaxonnée, sifflée ou interpellée pour le seul fait qu’elle soit une femme. La réalité du harcèlement semble malheureusement universelle, mais il existe des espaces où il est particulièrement pénible d’être une femme ; Le Caire fait partie de ces endroits-là. En s’inspirant de faits réels, Les Femmes du Bus 678 présente les difficultés de la condition féminine égyptienne ainsi que les réussites et les échecs de la lutte pour la liberté de ne pas être importunée.
Le portrait de la plus grande ville d’Afrique que dresse Mohammed Diab donne le tournis, à l’instar de celui de Tarik Saleh dans Le Caire Confidentiel. Les Cairotes semblent être condamné.e.s à la promiscuité, au bruit et au désordre permanents. C’est avec une scène rassemblant ces caractéristiques, dans un bus bondé, que démarre l’intrigue. D’emblée, le ton est donné : une scène gênante d’attouchement se déroule dans le bus. La narration du film se cristallise autour du phénomène des frotteurs, en mettant en scène trois personnages principaux féminins : Fayza, Seba et Nelly. La première est une fonctionnaire modeste, qui porte le voile et qui a été mariée de force. La seconde est issue d’une famille riche, dispose d’un atelier d’artisanat d’art et anime des ateliers d’autodéfense après avoir été traumatisée par des attouchements subis à l’issue d’un match de foot, en dépit de la présence de son mari. La dernière, Nelly, est issue de la classe moyenne et travaille dans un centre d’appel ou le seul son de sa voix suffit à ses interlocuteurs pour lui demander son adresse. La diversité de ces profils féminins rappelle avec justesse que toutes les femmes sont touchées par la domination masculine, dans leurs esprits et/ou dans leur intégrité physique. Afin de rendre compte de l’ubiquité de ce phénomène, c’est-à-dire, du fait qu’il se produise partout et pour toutes, le réalisateur use avec parcimonie et habileté des flash backs, en faisant notamment se répéter un moment pendant lequel les trois femmes ont souffert de leur condition féminine, à quelques mètres de distance, sans le savoir.
© Pyramide Films
Au Caire, être assise dans les transports en commun ne permet pas uniquement de bénéficier d’un confort physique, mais également d’être plus en sécurité… Cette sécurité est pourtant extrêmement rare tant les bus sont remplis. Tous les jours, Fayza subit des attaques sans rien dire, au point qu’elle ne supporte plus que son mari la touche. Après s’être rendue au cours d’autodéfense donné par Seba, elle prend confiance en elle et décide de ne plus laisser passer ces atteintes à son intégrité. À l’aide de l’épingle qui lui permet de faire tenir son hijab, elle piquera la main du prochain profiteur qui la frottera. Ce n’est que le premier épisode d’une petite série d’attaques au couteau, dans la rue et dans le bus, qui ne visent pas à tuer qui que ce soit, mais simplement frapper « là où ça fait mal ». Ces attaques vont dissuader bon nombre d’hommes de prendre les transports en commun et donnent une véritable ampleur médiatique au problème du harcèlement sexuel dans les transports. Dans le même temps, Nelly se fait agresser et souhaite porter « plainte pour agression sexuelle » : une première en Égypte. Sa belle-famille refuse, au nom de leur « honneur », et la menace d’annuler le mariage à venir avec son actuel fiancé, Omar. Fayza et Nelly s’admirent mutuellement sans se connaître, jusqu’à ce que Seba organise leur rencontre. Issue de trois milieux sociaux différents et victimes de la domination masculine de manières différentes, les trois héroïnes vont unir leur souffrance commune pour instaurer une nouvelle ère en Égypte, plus respectueuse des femmes.
Un des atouts du film repose sans doute sur le traitement fait de la gent masculine. Si le réalisateur met en évidence l’omniprésence de la menace masculine pour les femmes, il ne fait pas pour autant de tous les hommes des figures de la violence. Le fiancé de Nelly souhaite par exemple la faire monter sur scène lors de saynètes humoristiques et finit par soutenir ses revendications et sa plainte. De la même manière, l’inspecteur de police, Essam, découvre les arrangements du trio féministe mais ne les dénonce pas. Si tous les hommes ne sont pas aussi enthousiastes, le réalisateur montre également que la norme qui leur est favorable se construit dès l’enfance, sans qu’ils n’aient rien demandé. Une scène très forte montre des gamins en train de faire un pari : « cap ou pas cap de toucher les fesses de la jolie femme qui passe (en l’occurrence, Seba) ? » D’une certaine manière, la reproduction et l’imitation sociales empêchent les hommes de voir leur propre domination et surtout la violence qui en découle, puisque cette situation leur est connue et banalisée depuis leur plus jeune âge. La richesse de ce film réside dans sa capacité à rendre compte de la complexité des situations de harcèlement ; l’exemple du couple de Fayza en est une excellente illustration. Lassée et dégoûtée d’être quotidiennement victime des frotteurs, Fayza refuse de donner son corps à son mari, Adel… qui va lui-même devenir un frotteur, par frustration sexuelle. Sans jamais excuser les comportements masculins scandaleux, Mohammed Diab invite à ne pas les généraliser en même temps qu’il décortique les mécanismes, parfois complexes, à l’origine du harcèlement.
© Pyramide Films
Le parcours de la lutte féministe des trois héroïnes est semé d’embûches… qui n’émanent pas toutes des hommes. Si elles sont unies par leur cause commune, Fayza, Seba et Nelly justifient leur engagement différemment. Pour Fayza, les hommes se comportent mal avec les femmes parce que celles-ci ignorent trop la religion. Elle reproche d’ailleurs aux deux autres d’avoir des tenues et des attitudes trop libres. Tout au contraire, Seba considère les idées de Fayza comme étant rétrogrades et partage une vision bien plus occidentale du féminisme, se rapprochant par là de Nelly. Ces différentes conceptions vont se croiser, se mêler et semer le doute dans les esprits de chacune ces femmes : laquelle a raison ? Au-delà des divergences de point de vue, peuvent-elles vraiment changer quelque chose à leur situation ? Quelle est leur capacité d’agir dans un système où la violence à l’égard de leur genre est la norme ? Le film répond avec beaucoup d’espoir et d’optimisme à cette question puisqu’il s’achève sur l’ouverture du procès de l’agresseur de Nelly. Il se trouve que le premier procès pour harcèlement sexuel en Égypte s’est tenu en 2008, et qu’il a été gagné par une femme à qui il est arrivé la même chose qu’à Nelly , qui a en fait inspiré le personnage. Ce procès a permis de lancer un débat public houleux et d’instaurer une nouvelle ère en Égypte et au Caire, qui demeure toutefois une des villes où le harcèlement semble le plus courant et le plus violent.
Clément Dillenseger
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