– Andrea Arnold ; 2017 –

Auréolé d’un nombre considérable de récompenses, American Honey représente l’une des plus belles sorties de cette toute jeune année. Récit d’une aventure hors-normes, en musique !

C’est dans une poubelle que nous faisons la connaissance de Star (magnifique Sasha Lane), en quête de nourriture, affublée de deux enfants qu’elle tente tant bien que mal d’occuper. Ces deux petits ce ne sont pas les siens mais le fruit d’une union ratée entre un père alcoolique et une mère toxicomane désormais addict à la danse country. Impossible de savoir comment Star a débarqué dans cette histoire : liaison, nécessité, Andrea Arnold ne nous donnera que peu de clés pour éclaircir ce mystère. Peu importe les origines de cette vie de misère, les résultats s’étalent là sous nos yeux : pauvreté, désespoir, violence. Un environnement toxique pour l’héroïne de dix-huit ans qui cherche un moyen d’échapper à cette vie de misère. Cette opportunité va lui tomber dessus, alors qu’elle fait de l’auto-stop avec ses deux accolytes. Personne ne s’arrête mais un van va attirer son attention, plein d’une meute de jeunes survoltés, menés par un beau-parleur nommé Jake.

C’est sur le parking d’un super-marché que se noue le destin de Star, séduite par le jeune homme qui lui promet un échappatoire : devenir vendeuse de magazines et partir avec lui à Kansas City. Il ne faut pas longtemps à la jeune femme pour peser le pour et le contre et laisser derrière elle son existence malheureuse. Elle rejoint alors un groupe d’une dizaine d’adolescents, tous aussi originaux les uns que les autres. Des jeunes qui semblent tous emporter une lourde histoire avec eux, oubliant celle-ci dans la déconnade, l’alcool et la drogue. En travaillant pour Krystal ils se sont tous engagés à vivre sur la route, arpentant les villes en quête de clients prêts à souscrire à leurs multiples abonnements culturels, pornographiques, musicaux… Un roadtrip permanant ponctué par les basses imposantes des sons les plus en vogue du rap américain : Juicy J, Carnage, Ludacris font partie de la playlist électrique d’American Honey. Une bande-son qui nous transporte d’emblée dans le quotidien de ces jeunes à la fois graves et insouciants, soudés par un lien que seule l’adolescence peut engendrer. Preuves de solidarité, instants de déconnade et de confidences sont autant de moments que nous partageons avec cette équipe délurée, plongés dans une intimité renforcée par le format resserré du 1:37 de la réalisatrice. Un cadre adapté à l’immersion qu’elle entend nous faire vivre tout au long de son œuvre.

 

C’est au milieu de ce groupe que va s’épanouir Star, se livrant peu à peu aux membres de cette famille adoptive. Nous la voyons s’épanouir, se sociabiliser et s’adoucir, adoptant progressivement les codes de son entourage. Des codes qui se traduisent en chants rituels et en private-jokes qui viennent briser la litanie du quotidien faite de déplacements et de kilomètres enchaînés. Des blagues, jeux-de-mots et répétitions qui traduisent bien la vie de groupe et la jeunesse, soucieuses d’établir un socle de références communes représentatives d’une cohésion inébranlable. Ce renouveau est aussi l’occasion pour la jeune femme de faire de nouvelles expériences en se confrontant au monde du dehors, découvrant tour à tour la richesse exagérée des banlieues huppées puis les paysages désertiques des « villes à pétrole ». Armée de ses magazines, Star s’ouvre à l’inconnu et tente d’adopter les codes du dehors. À travers ses échappées, elle prend des risques considérables dont elle ne semble pas avoir conscience voire pire, ne pas se soucier. Sur le siège d’un camion ou à l’arrière d’une décapotable, la jeune femme fait connaissance d’étrangers avec une insouciance effrontée, mettant à rude épreuve les nerfs d’un spectateur désormais fermement attaché à son héroïne.

Cette prise de risque constante traduit le « côté sombre » du métier, caractérisé par sa précarité et les dangers auxquels sont confrontés quotidiennement ces jeunes. Des recrues dominées par une jeune femme à la fois charismatique et pitoyable, autoritaire mais détruite : Krystal, époustouflante Riley Keough. Patronnant avec une rigueur subjective cette entreprise, Krystal s’assure de toucher ses bénéfices en temps et en heure. Elle veille avec jalousie sur les siens et en particulier sur Jake dont Star va rapidement s’enticher. Cet intérêt pour le jeune homme va vite envenimer une relation déjà très tendue entre les deux personnages, faite de haine et de défi. Irascible et instable, Krystal représente une menace constante sur la place de Star dans le groupe, capable de l’en chasser quand bon lui semble malgré les efforts -mitigés- de Jake pour défendre sa protégée.

Menaçante envers Star, la présence de Krystal n’en demeure pas moins une source de présence conséquente pour le reste de l’équipe. Être toujours plus performant et décrocher le statut de « meilleur vendeur », comme dans toute entreprise américaine de ce nom représente l’objectif ultime de chaque recrue. Une motivation alimentée par leur chef qui a crée tout un calendrier de traditions perpétué par son clan. Avant chaque mission, l’équipe entonne un chant « made in Krystal », sensé rebooster le moral des troupes et les pousser à vendre toujours plus de magazines. À la fin des tournées, chaque score est compté et enregistré en vue de la Fête des Loosers, lors de laquelle les deux plus mauvais vendeurs devront s’affronter dans un combat à mains nues. Cet événement est représentatif des dérives de ce système en vase clos, régit par une loi qui lui est propre qui s’apparente dangereusement au précepte du plus fort. Alcool, drogue et musique endiablée accompagne ces beuveries où les passions se déchaînent, laissant libre cours à la frustration de ces jeunes « paumés ».

C’est au coeur de cet environnement survolté, alimenté sans cesse par l’énergie d’une jeunesse débordante que naît ce qui semble être la première histoire d’amour de notre héroïne. Charmée dès le départ par son recruteur, Star ne tarde pas à vivre une histoire passionnelle avec Jake, jeune homme séducteur et protecteur. Une histoire d’amour qui démarre au rythme de We Found Love de Rihanna et livre des images d’une puissance et d’un érotisme remarquables. Se rapprochant progressivement, les deux personnages se livrent ensuite à une idylle passionnée, filmée de très près par la caméra intime de la réalisatrice. Cette dernière suit, caméra en main, les ébats des jeunes amants, dévoré par une attirance communicative. Ces images renforcent le côté charnel et épidermique de l’oeuvre qui nous immergent totalement dans l’existence de ses héros. Cette histoire d’amour naissante, magnifiquement traitée à l’image et interprétée avec talent par Shia Laboeuf et Sasha Lane est toutefois contrarirée par cette vie nomade et communautaire. Pour cause, Krystal met constamment en péril cette relation qui se voit également contrariée par le caractère explosif de Jake. Submergé par ses sentiments, ce dernier n’arrive pas à contraindre sa jalousie qui finira par prendre un tournant d’une violence inouïe. Un personnage à double tranchant donc, à la fois doux et aimant mais l’instant d’après totalement impossible à raisonner. Shia incarne ce rôle avec brio, livrant une interprétation d’une grande humanité, à la fois puissante et subtile.

Éléctrique, cette relation rythme le récit sans jamais l’alourdir et permet à Star de s’épanouir et de gagner en maturité. Elle passe ainsi, au fil des retrouvailles et des conflits, d’une adolescente joueuse et naïve à une femme plus mesurée et grave qui apprend à s’affirmer face à son amant mais également au reste du groupe. L’héroïne se découvre, à travers cette expérience amoureuse ainsi que son métier itinérant. Au fil des rencontres, elle précise ses envies, revendique ses rêves. Des objectifs qu’elle partage avec Jake, désireux lui aussi de s’offrir une vie plus normée, d’acheter une maison et de s’établir enfin stablement. Ces moments de confidence offrent un contrepoint enrichissant au tumulte constant de la vie du clan. Ils permettent à la réalisatrice d’isoler ses personnages et de leur faire découvrir les grands espaces américains, sources d’un apaisement et d’une liberté salutaires. American Honey est comme un continuel soir d’été, baigné par la lumière pâle et chaude du soleil couchant, bercé par le chant des oiseaux et des grillons. Le souffle du vent dans les herbes, le jaune éclatant d’un champ de fleur, le vol des lucioles au fil de l’eau sont autant de signes visuels, sonores qui nous font vivre une expérience quasi-réelle, olfactive. Une expérience au présent caractérisée par une douceur comme on en trouve peu au cinéma et qui rappelle la puissance de ce dernier à retranscrire le réel dans toute sa simplicité. L’image, alimentée par une lumière naturelle parfaitement maîtrisée, nous livre la beauté quotidienne du monde, qui se tient toujours là, prête à être remarquée.

Charnel, jouissif, sensationnel, American Honey est de ces œuvres qui nous rappellent à quel point la vie se doit d’être savourée, sans cesse offert à nos sens. Un film dont le dynamisme, la jeunesse et la sincérité nous illuminent et nous poussent. Vers un avant fait d’énergie, de danse, de sexe, d’amour : un futur de bonheur, tout simplement.

Camille Muller

4/5 (1)

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