-Tarik Saleh ; 2017-
En mêlant réel et fiction, Tarik Saleh livre un thriller bien mené dans lequel une sordide histoire d’assassinat devient révélatrice d’un pays à bout de souffle, à la veille de son Printemps révolutionnaire. Le Caire, Janvier 2011 : une chanteuse populaire est assassinée dans l’hôtel Hilton de la capitale égyptienne[1]. Très (trop) rapidement, le procureur conclut à un suicide alors même que l’enquête n’est pas finie. Noureddine, policier en charge de l’affaire, décide de poursuivre les investigations afin que justice soit faite ; il va pour cela arpenter une ville bouillonnante, des miséreux bidonvilles aux insolentes gated communities.
La question de la morale est omniprésente dans ce film, qui dévoile une société où la corruption et le népotisme sont des normes et où l’argent pèse plus lourd que la vérité dans la balance de la Justice. Qu’il s’agisse de réparer une antenne parabolique ou de retrouver le témoin d’une scène de crime, tout se joue via les réseaux personnels et l’argent. Mais l’argent seul ne suffit pas pour se maintenir ou accéder au pouvoir. Dans cette société ultra-masculine, la réputation est un bien précieux et c’est autour d’un jeu de photos compromettantes que se noue l’intrigue du film. Proche du président Moubarak, député et influent homme d’affaire, Hatem Shafiq ne souhaite pas voir son image entachée et veut préserver sa famille du scandale qu’occasionnerait la révélation de sa liaison avec la chanteuse Lallena. Suspect numéro un ou allié précieux dans la recherche du meurtrier ? Seule Salwa, femme de chambre soudanaise et témoin unique de la scène de crime, pourra le dire à Noureddine. Mais avant de la rencontrer, ce dernier va devoir se rendre au Club Solitaire pour infiltrer les réseaux de la prostitution de luxe, là où l’argent est (une fois encore) roi et où les femmes font de leur corps une stratégie pour exister. Quelques morts plus tard et alors que Noureddine pense détenir la vérité, son supérieur (qui est également son oncle qui l’a fait entrer dans la Police) fait de l’Etat le plus vilain coupable et de l’argent le meilleur des motifs.
A mesure que l’histoire se délie, c’est également la ville du Caire et la société égyptienne qui se dévoilent sous les yeux du spectateur. Tarik Saleh met en scène une ville gargantuesque, tentaculaire. La permanence des bruits de klaxon est le signe de cette vitalité qui semble ne jamais se tarir. Cette sensation est renforcée par la relative rareté des plans fixes et le choix d’une caméra portée, dont l’instabilité peut être vue comme la métaphore de cette ville mondialisée où tout bouge sans cesse. Comme toutes les villes-monde, le Caire est un lieu de brassage à la fois social et culturel. La capitale égyptienne est un lieu de rencontre pour les richissimes hommes d’affaire du monde arabe qui se retrouvent au Club Solitaire en même qu’elle est un point de chute pour bon nombre d’immigré-e-s africain-e-s, dont la communauté soudanaise de Salwa est un exemple. Les contrastes sociaux sont immenses, et ce sont ces inégalités criantes qui vont conduire le peuple à se révolter contre le régime de Moubarak. Il est devenu insupportable pour les Egyptiens de voir l’élite poursuivre ses affaires frauduleuses sous la protection de la police et de l’Etat alors que les conditions d’existence de la majeure partie des égyptiens sont déplorables. Cette tension, urbaine et sociale, apparaît en filigrane tout au long de film pour ne devenir centrale que dans la dernière scène qui représente une foule en pleine manifestation pour sa « liberté ».
En présentant un fait divers mettant en scène les élites cairotes, Le Caire confidentiel fait le portrait de l’événement historique qu’est le Printemps arabe de 2011. Sans être trop longue, l’histoire est suffisamment complexe pour créer de la surprise et des rebondissements. La dimension tragique intervient avec l’intrusion de la grande Histoire dans les petites vies individuelles qui pâtissent et bénéficient toutes de la corruption orchestrée par l’Etat et de la mondialisation. Un film à voir et à revoir, dont les prix au festival Sundance et au festival du film policier de Beaune sont amplement mérités.
Clément Dillenseger
[1] Ces faits sont inspirés d’une histoire vraie : une chanteuse libanaise a été assassinée à Dubaï en 2007.
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