Steven, brillant chirurgien, vit dans une riche banlieue américaine aux côtés de sa femme Anna et de leurs deux enfants, Kim et Bob. Suite à la mort de l’un de ses patients, le médecin prend sous son aile son fils Martin qui s’immiscera progressivement dans son quotidien et celui des siens. L’adolescent mettra Steven devant un dilemme mortel dont aucun des membres de sa famille ne ressortira indemne.

Avec La Mise à mort du cerf sacré, le réalisateur de The Lobster nous introduit encore une fois dans un monde d’apparences et de faux-semblants. Ainsi, nous découvrons la vie parfaite de la famille Murphy, cellule qui suit en tous points les idéaux américains de réussite sociale, de richesse et d’épanouissements tant personnel que collectif. Des êtres dont la beauté et l’intelligence frappent dès les premiers instants, eux qui semblent être unis par des liens indéfectibles basés sur la filiation et un amour solide. Bien loin des valeurs défendues par Viggo Mortensen dans Captain Fantastic, Steven a méticuleusement bâti cet univers à l’aspect clinique, sans aspérité, qui rapproche son environnement privé et familial de son milieu professionnel. Un hôpital qui tiendra par ailleurs un rôle important dans l’œuvre, filmé par Yorgos Lanthimos de la même manière dont est filmé le cocon familial. De lents travellings nous font ainsi déambuler dans ces immenses espaces dont ressortent une impression de richesse et de pureté mais également, et surtout, de malaise. Des lieux qui, explorés par des plans en plongée fluides, s’apparentent rapidement à des dédales inextricables faisant de ces univers – le travail et le foyer – deux prisons tant réelles que métaphoriques. Cette idée d’emprisonnement, accentuée par une bande-son angoissante alternant musique classique et thèmes lancinants et mécaniques, pose d’emblée un point de tension dans l’intrigue qui ne tardera pas à être brusquée par l’arrivée de Martin, véritable élément perturbateur du récit.

Tout d’abord jeune protégé de Steven, Martin deviendra progressivement un objet d’inquiétude aux yeux du héros – ou plutôt anti-héros – et de sa famille. De nature instable, l’adolescent s’immisce en effet de plus en plus profondément dans la vie des Murphy, allant jusqu’à séduire la fille de Steven et Anna, Kim. La jeune fille aux apparences angéliques se trouve ainsi irrémédiablement attiré par cet adolescent à première vue charmant, les amoureux cachant tous deux un fond de sadisme non négligeable. De plus en plus intrusif, Martin finira par être rejeté par son protecteur et profèrera une menace mortelle à l’encontre de celui qu’il juge responsable de la mort de son père. Cette malédiction – car il faut bien voir là une manifestation surnaturelle venant s’abattre sur la famille Murphy – fera basculer à jamais la vie de Steven et de ses proches. Faisant de nombreuses références au mythe d’Iphigénie, Yorgos Lanthimos place ici son personnage principal dans un dilemme insoluble, obligeant le père de famille à choisir entre ses deux enfants. Une problématique cruelle qui accable davantage le pêcheur, lui qui a fauté en buvant avant l’opération du père de Martin, le condamnant ou non nul ne le saura, à une mort certaine. Obligé de sacrifier l’un des siens, Steven devra ainsi punir ses proches d’une faute que lui seul à commise suite à la règle instaurée par le désir de vengeance de Martin. Un personnage dont la perspicacité dérangeante et l’ironie grinçante rappelle avec force Funny Games et la performance de Michael Pitt. Tout comme dans l’œuvre de Michael Haneke, le metteur en scène grec jongle brillamment avec l’horreur et un humour délicieux dans lequel excellent Nicole Kidman et Barry Keoghan.

Une actrice qui intègre parfaitement ce casting habilement composé et qui se montre géniale dans ce rôle de femme à la fois glaçante et désespérément dévouée à l’avenir de sa famille. Un groupe étrange dans lequel chaque membre agit avec automatisme et froideur et correspond tout à fait à l’humour pince-sans-rire du réalisateur de The Lobster et Canines. Engoncés dans leurs carcans, ces personnages se meuvent et s’expriment d’une façon mécanique, le duo Kidman-Farrell incarnant avec talent ce mélange instable entre maîtrise et hystérie. Une folie dans laquelle finit par sombrer chacun des protagonistes, emporté dans cette course folle contre le temps et la mort qui soumet le spectateur à une atmosphère oppressante à la limite du supportable. L’ultimatum progressivement connu de tous finira par ronger cette cellule familiale malsaine, poussant père et mère à faire des calculs macabres sur l’avenir de leur petite communauté, voire son renouvellement nécessaire – et encore une fois : mécanique. Poussant personnages et spectateurs dans leurs derniers retranchements, Yorgos Lanthimos nous achève avec une scène paroxystique dont personne ne ressortira indemne. Un dénouement orchestré avec minutie par le scénariste, récompensé pour son œuvre au dernier Festival de Cannes, lui que l’on connaît et admire pour son sens du suspense et d’une démesure savamment calculée. Que l’on aime ou que l’on déteste, La Mise à mort du cerf sacré marquera les esprits avec cette mise en scène cruelle et prenante de l’implacable – et injuste – loi du talion.

Camille Muller

3.5/5 (2)

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