La Vie Moderne, Raymond Depardon (2008).
A l’occasion du salon de la photographie qui se tient à Paris du 9 au 13 Novembre, Scotchés met Raymond Depardon à l’honneur en s’intéressant non pas à sa production photographique mais au film documentaire La Vie Moderne, réalisé dans le cadre de la trilogie Profils paysans avec laquelle il témoigne des heurs et des malheurs de la France rurale profonde. Retour sur un chef d’œuvre du septième art qui fait se répondre simplicité des témoignages et beauté des paysages.
« Au commencement, il y a ces routes. Au bout des routes, il y a les fermes. » C’est avec ces mots que commence le documentaire, après un plan séquence présentant une route déserte et sinueuse. Au loin se déploie une chaine de montagne dans le couchant tandis qu’une élégie de Gabriel Fauré sublime le paysage, en soulignant sa tranquillité. La paisibilité qui émane de ces premières images s’installe durablement dans le documentaire pour ne jamais le quitter. Sans surprise, la photographie est menée d’une main de maître et Depardon insiste sur des plans longs, souvent fixes, attribuant ainsi à ses portraits comme à ces paysages une fonction tantôt contemplative (pour admirer les scènes et les gens), tantôt méditative (pour entendre résonner les mots simples mais forts des témoins). Comme en poésie, les silences sont utilisés de manière récurrente et permettent de placer l’image au centre du film. Et en même temps, le silence fait partie du quotidien de ces paysans et ce mutisme paysager, duquel s’échappent ça et là le bruit du vent, des animaux ou le ronflement de tracteur, permet à Depardon de saisir des ambiances, plus encore que des paysages campagnards. La ruralité est ici présentée avec une simplicité touchante : un plan fixe sur une maison en pierre, un autre sur troupeau de caprins au milieu d’un alpage ou sur un tracteur traçant des sillons dans un champ. Au gré des saisons et des moments de la journée, les couleurs captées par Depardon varient, sans que jamais la beauté des images ne diminue. Aucun spectateur n’osera contredire le charme de la ruralité telle qu’elle est présentée, et c’est cela qui permet aussi de comprendre l’attachement des paysans à leur(s) terre(s) et à leurs animaux.
Loin de se contenter d’une simple et descriptive fresque de montagne, Depardon rentre dans les intérieurs des maisons, où tout le monde semble habitué à sa présence. La Vie Moderne vient clore un cycle d’une petite dizaine d’années pendant lesquelles le réalisateur s’est intéressé à ces fermes, ces paysans et à leurs destins, qu’il a commencé à consigner dans L’Approche en 2001 puis Le Quotidien en 2005. Il est ainsi devenu familier des lieux et des gens qu’il sonde, ce qui favorise la spontanéité des discours. Les attitudes face à la caméra sont diverses et tous ne sont pas forcément à l’aise. Tandis que certains ou certaines ont les yeux fuyants ou bien n’ont rien à dire (ce qui peut, parfois, vouloir dire quelque chose), d’autres semblent manier le verbe avec beaucoup d’aisance. La caméra peut intimider, et Depardon nous aide à ne pas oublier sa présence : le spectateur entend les questions posées, la manière dont les discours sont stimulés. Cette démarche est honnête à plusieurs égards. Tout d’abord, elle permet d’éviter l’écueil d’un « Faites comme si on ne vous filmait pas, comme si on n’était pas là » qui ne marcherait pas, puisque Depardon n’est pas toujours seul mais souvent accompagné d’une équipe qu’on ne voit pas, mais dont on déduit la présence lorsqu’il leur est proposé des petits gâteaux pendant une prise de vue. Ensuite, et surtout, cela permet de voir que Depardon ne dirige pas les discours comme s’il souhaitait obtenir des réponses précises. Ses questions, ses remarques permettent de récolter des informations plutôt factuelles ou qu’il n’a pas toujours explicitement demandées… et ces informations a priori factuelles veulent en fait dire beaucoup, grâce à une parole spontanée et honnête.
Cette honnêteté de la parole, du demandeur comme du répondant, permet au contenu des discours d’être varié et d’illustrer la diversité des profils paysans, qui sont bel et bien pluriels. Depardon évite ainsi l’écueil de l’essentialisation, ne réduisant pas l’agriculture en milieu rural à la vie difficile du paysan en fin de vie et, du même coup, il évite l’écueil du misérabilisme. Plusieurs générations sont interrogées, ce qui permet de comprendre qu’il existe plusieurs dynamiques à l’œuvre dans la France rurale de 2008. « Les oncles sont d’un autre temps », entend-on quelque part dans le Sud de la France, sous-entendant que l’exploitation fonctionnera différemment quand ceux-ci seront partis. Les enfants et adolescents présents dans le documentaire souhaitent tous exercer le métier de leurs parents, cela témoigne d’un dynamisme, d’une réelle motivation, d’un amour pour ce mode de vie singulier. Pour autant, l’âge des paysans interrogés est élevé et les mots de « l’oncle d’un autre temps » sont les suivants : « Dans nos régions accidentées, le métier d’agriculteur il ne faut pas l’aimer, il faut être passionné ». « Mais vous, vous avez toujours été passionné ? » demande Depardon. « Oui, il a bien fallu, mais maintenant, moi, je suis au bout du rouleau ». Chez les plus jeunes, certaines difficultés semblent insurmontables, ce qui fait dire à une jeune éleveuse de chèvres, dans un sourire gêné, forcé, dont on a l’impression qu’il est là pour l’empêcher de s’effondrer : « on est en train de faire une croix sur notre projet (…) on pense que rien ne sera possible (…) on n’a plus vraiment d’espoir. » Le silence et la paisibilité du début demeurent, mais changent de nature et se chargent dès lors d’une intense lourdeur, celle de toutes les difficultés des petites exploitations en milieu rural profond.
La vie moderne est donc le récit d’une France paysanne marquée par la ruralité et l’enclavement. Tantôt choisie, tantôt subie, cette vie relève d’un enfermement paradoxal où l’étroitesse des relations sociales est confrontée à l’immensité déserte de la moyenne montagne. Avec des termes différents, les discours convergent pour témoigner des difficultés de cet enfermement et de ce mode de vie, en même temps qu’ils soulignent un amour pour les animaux et la terre. De tout cela émerge une grande frustration : celle de la difficile cohabitation entre les exigences de la modernité et une vie simple, faite de bonne volonté et d’un travail honnête.
Clément Dillenseger
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