Pendant que certains « binge-watch » en un week-end la dernière saison de Stranger Things sur tablette, d’autres lancent un épisode depuis leur smartphone, le temps d’un trajet en métro. Face à cette frénésie consumériste, les fabricants de séries ont dû s’adapter. Trouver des moyens de produire plus, mais surtout, différemment. Nouvelles manières de créer, de raconter, de montrer… Comment construit-on une série aujourd’hui ?
« Pour finir la série Breaking Bad, je binge-watchais 6 épisodes d’affilé. À la fin, j’avais mal aux yeux et des vertiges », confesse Clémentine, éducatrice. « J’ai regardé la saison 1 de Broadchurch en une journée, j’ai même oublié de manger », raconte Sarah, conseillère pénitentiaire. « Je profite souvent des files d’attente pour terminer un épisode de série depuis mon téléphone », explique Pierre, ingénieur. « Être accro aux séries, ça existe. C’est un peu comme la cigarette. C’est moins dangereux mais pour autant, il n’existe pas de patch pour arrêter », affirme Clément Combes, sociologue.
En 2017, plus de 500 séries ont vu le jour. En 2018, Netflix sortira une série toutes les 2 semaines, soit 25 par an. Le constat est étourdissant et il est quasi impossible de suivre cette offre pléthorique. C’est ce qu’on appelle le « Peak TV ». Un phénomène théorisé par John Landgraf, président de la chaîne américaine FX, qui désigne le fait que nous vivons un record perpétuel de production de séries.
Les plateformes de SVOD, rois de la production
Cette boulimie sérielle influence, aujourd’hui, la fabrication même d’une série. Et ce, dès les premières secondes d’un épisode. Les légendaires « Previously » ou « Dans les épisodes précédents…», sont officiellement morts. « Le binge-watching a forcément inspiré notre manière d’écrire. Maintenant, je ne me demande plus si le spectateur a vu les épisodes précédents car je sais que c’est le cas », raconte Samuel Bodin, réalisateur de La Lazy Compagnie, série humoristique sur la seconde guerre mondiale. En excluant cet artifice mémoriel du script, et en prenant en compte que le public n’a plus besoin de l’aide du scénariste pour reconstituer les évènements précédents, les auteurs peuvent se permettre de créer des histoires aux intrigues plus complexes et intelligemment ficelées. C’est ainsi que l’on a vu apparaître des séries aux défis narratifs élaborés comme Mr Robot, House of Cards, The OA ou Westworld.
Pour autant, le binge-watching n’a pas signé la mort du « Cliffhanger », élément clef de narration qui consiste à terminer un épisode par une fin ouverte au moment où le suspense est à son comble. « Au début, les cliffhangers étaient là pour donner envie de regarder l’épisode de la semaine suivante, pour fidéliser le spectateur à un rendez-vous. Aujourd’hui, il est présent dans le seul but d’enchaîner avec un autre épisode », analyse Marie Turcan, chroniqueuse séries et journaliste à Buisiness Insider. Les spectateurs qui enchaînent plusieurs épisodes à la suite, veulent des rebondissements, des intrigues et du spectacle haletant. On peut donc s’attendre à une explosion de ces schémas narratifs dans les futurs cahiers des charges des scénaristes. « Aujourd’hui, quand on écrit une série, il n’y a plus de place pour des épisodes dit « filler ». C’est-à-dire, des épisodes axés sur les personnages et des petites intrigues sous-jacentes, plutôt que de gros rebondissements. Ça n’intéresse plus les producteurs. L’idée, c’est de maintenir un rythme pour inciter à regarder rapidement l’épisode suivant », raconte David Khara, écrivain qui prépare l’adaptation de son roman Projet Bleiger pour Amazon Prime et Netflix.
Aujourd’hui, les spectateurs consomment tellement de séries, qu’ils en deviennent des sérivores. Les producteurs sont donc prêts à investir des milliards dans la création de nouveaux contenus parce que cela rapporte. Et c’est une bonne stratégie car le phénomène n’est pas prêt de s’essouffler. Il y a une dizaine d’années, un épisode coûtait 2 millions de dollars, aujourd’hui il faut en compter 10 millions (c’est le prix d’un épisode de The Crown, série diffusée sur Netflix). Dans ce budget, on trouve celui du développement, c’est-à-dire de l’écriture. « Quand on crée une série pour une plateforme de SVOD, on est libre d’expérimenter, de prendre le temps d’écrire et d’avoir le budget pour écrire des scènes d’action comme au cinéma », raconte David Khara, Car pour conquérir le cœur d’un sériphile actuel, il faut du spectacle. Et du grand. La saison 1 de Marco Polo (10 épisodes), produite par Netflix, a par exemple couté 90 millions de dollars. La saison 1 de Westworld (10 épisodes) quant à elle, s’est élevée à 100 millions de dollars de coûts de production.
Ô Showrunner !
Les producteurs ont aujourd’hui compris que pour s’adapter à la consommation industrielle des spectateurs, il fallait investir de l’argent dans le développement. La France est en train de suivre ce chemin. Pour se faire, elle s’inspire des techniques américaines. Le Bureau des Légendes, créée par Eric Rochant, est l’une des premières fictions à avoir fonctionné avec un « showrunner ». C’est-à-dire « une personne qui cumule une triple casquette. Celle de réalisateur, de scénariste et de producteur », rappelle Pierre Ziemniak, assistant à la production de la série. Quand il écrit une scène, le showrunner sait comment la tourner et comment la réaliser. Mais mieux encore, il sait combien elle coûtera. Qu’est-ce que cela change ? Ce chef d’orchestre est un véritable atout. Il apporte une cohérence et une unité entre tous les épisodes et invente des intrigues complexes. C’est un peu le messie de la série. Avec lui, tout (ou presque) est possible.
Le système des « writing room » (ateliers d’écriture où les scénaristes s’enferment dans une pièce pendant des semaines) a, lui aussi, été emprunté au modèle anglo-saxon. Cet archétype est amené à se développer de plus en plus dans les années à venir. En France, les scénaristes sont souvent restés dans l’ombre des réalisateurs. Mais aujourd’hui, ils sont mis en avant. « Les écoles de cinéma, sont nombreuses à avoir lancé des parcours séries, en axant sur les formations d’écriture. », indique Soiliho Bodin, scénariste et auteur de la série Chérif sur France 2. C’est le cas de l’ESRA, mais surtout de la prestigieuse Fémis. On peut donc s’attendre à voir de nouveaux talents émerger, sensibles au savoir-faire de l’écriture sérielle, maîtrisant la production, mais aussi les différentes contraintes de diffusion.
Le smartphone, le meilleur ami des séries ?
Changer sa manière d’écrire, de construire, c’est une chose. Mais aujourd’hui, les fabricants de séries doivent, aussi, s’adapter aux différents formats utilisés par les spectateurs pour regarder une série. « On fait face à une génération connectée, celle des millénials. Elle a littéralement fusionné avec le smartphone. Il est donc nécessaire de s’adapter à eux, car ce sont les adultes de demain », explique Antoine Besse, créateur de Red Creek, une série de 10 épisodes x 10 minutes, qui sera diffusée sur Studio + (la branche digitale de Canal +). Ce concept novateur, lancé par la chaîne depuis deux ans, propose des mini-séries à regarder sur son smartphone. Mais qui dit téléphone, dit réalisation adaptée. « Il faut penser que le public qui regarde des séries sur son téléphone aura envie que ça claque, que ce soit percutant. Il faut favoriser une image colorée et travaillée. On ne doit pas être trop gourmand. On doit savoir faire des scènes chères quand elles ont un intérêt narratif. Travailler en équipe réduite pour aller plus vite et jouer avec les éclairages naturels » insiste Antoine Besse. L’écriture sera évidemment différente. En effet, le temps d’attention sur un téléphone est plus réduit que sur grand écran : « Il ne faut surtout pas penser à écrire comme si l’on créait un long-métrage coupé en 10 parties. Un épisode de 10 minutes doit être rythmé, et pour cela, on réduit le nombre de personnages mais aussi les unités de lieux, afin de ne pas partir dans tous les sens », insiste Samuel Bodin, réalisateur d’une autre série diffusée sur Studio + : T.A.N.K.
De plus en plus d’œuvres sont influencées par l’utilisation du smartphone. Les créateurs de Stranger Things, Matt et Ross Duffer, ont annoncé avoir privilégié les gros plans plutôt que les plans larges. La raison ? Ces derniers sont plus facilement visibles sur le petit écran du téléphone. C’était la première fois qu’une équipe de Netflix annonçait que le visionnage sur smartphone avait inspiré son travail. Si on regarde la série avec un œil plus alerte, on se rend compte de la profusion de plans serrés sur les visages, au détriment de plans larges et travelings qui apportent, souvent, une dimension très cinématographique et une émotion différente.
La série de demain
Mais aujourd’hui, certains fabricants de séries vont encore plus loin. Ils choisissent de tourner un même épisode de plusieurs manières, afin que celui-ci s’adapte à tous les écrans possibles. Mais qu’est-ce que ça modifie ? Une scène peut donc être filmée et montée différemment, afin que celle-ci s’adapte à un visionnage sur la télévision, l’ordinateur, la tablette ou le téléphone portable. Concrètement, qu’est-ce que cela change ? La réception de l’œuvre par le spectateur. Il ne verra finalement pas tout à fait la même histoire. Est-ce que, quand deux personnes discuteront de la dernière série bankable à la machine à café, l’une l’ayant vu sur son téléphone, l’autre sur son écran plat, elles parleront finalement de la même œuvre ?
Dans une volonté d’aller encore plus loin et d’expérimenter toujours plus de choses, les fabricants de séries se lancent aujourd’hui dans l’aventure des œuvres interactives. « Si vous maîtrisez l’interactivité, toutes les expériences deviennent possibles ! », annonçait Reed Hastings, le fondateur de Netflix. Imaginez pourvoir changer la fin d’un épisode, faire revivre votre personnage préféré ou au contraire, tuer celui que vous détestez. Ce sera bientôt possible. À la manière des livres dont vous êtes le héros, qui ont connu un certain succès dans les années 80, les spectateurs pourront bientôt influer sur le déroulé d’un épisode. L’option existe déjà pour des programmes pour enfants avec L’épopée du chat Potté et Bobby Thunderstuck mais elle se développe de plus en plus pour les séries tout public. C’est le cas de Mozaïk, signée Steven Sodenbergh. Via une application, l’utilisateur peut personnaliser son visionnage, en choisissant l’ordre des séquences, de manière à explorer les différents points de vue des personnages. Pour un spectateur, prendre le contrôle sur la narration de sa série préférée peut être tentant. Quant au créateur ou au fabricant, cela lui offre une possibilité de création immense. Toutefois, le processus est lent et couteux : « Je pense que ce sera difficile à industrialiser », raconte Jean-Baptiste Bini, qui a travaillé pour le festival Séries Mania.
Mais finalement, qu’en est-il de la qualité ? « Si tout le monde avait le talent de peindre un Picasso, est-ce que Picasso aurait autant d’intérêt ? », demande Samuel Bodin. Car même si le sériphile a eu l’audace de faire bouger les choses, il n’en reste pas moins un « simple » spectateur. Ce dernier n’est ni Shonda Rhimes (créatrice de Greys Anatomy) ni David Benioff (scénariste de Game of Thrones). Alors ne devrait-il pas intervenir simplement pour choisir ses programmes en appuyant sur « play » ou sur « pause » ?
Laura Bonnet
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