– Anne Fontaine ; 2017 –
D’un film à l’autre, Anne Fontaine tâtonne à travers les genres : du biopic Coco avant Chanel à la légère comédie qu’est Gemma Bovery (portée par la charmante Gemma Arterton et l’imparable Fabrice Luchini), en passant par Les Innocentes, film historique particulièrement remarqué l’an dernier, la réalisatrice continue de se laisser porter par des récits et des personnages forts. Il en va de même avec Marvin, librement adapté du premier roman à succès de l’auteur Edouard Louis, En finir avec Eddy Bellegueule, paru il y a maintenant trois ans.
Librement, en effet, puisque le nom de l’auteur n’est pas crédité au générique, bien qu’Anne Fontaine et lui se soient rencontrés à plusieurs reprises lors de l’élaboration du scénario. La cinéaste avait l’envie d’aller plus loin que le roman en lui-même et délivre un récit en miroir. Edouard Louis et Eddy Bellegueule laissent place aux noms de Martin Clément et Marvin Bijou. Finnegan Oldfield, l’un des acteurs français les plus prometteurs de sa génération (notamment vu dans le Nocturama de Bertrand Bonello) fait face à son jeune « soi », incarné par l’épatant Jules Porier, dont il s’agit du tout premier rôle au cinéma.
L’art de la fuite
Marvin Bijou a fui. Son petit village des Vosges, sa famille rongée par la précarité et la violence, son école et le harcèlement qu’il y a subi de manière quasi-journalière. Des agressions pour un simple regard, une manière d’agir, quelque chose qui ne correspond pas à la « norme », une « différence » qui dérange. Face à ces scènes qu’Anne Fontaine n’occulte pas, le tout jeune Marvin – alors incarné par Jules Porier – tente de laisser échapper sa détresse. On le verra souvent errer, le regard dans le vide, ou pointé vers les autres ; ceux qui l’entourent, ceux qui sont intégrés, ceux qu’il désire… et même ceux, beaucoup plus rares, qu’il admire. Lors d’une courte scène poignante, peut-être l’enfant a-t-il même envie d’en finir, planté au milieu d’une voie ferrée, à regarder une locomotive avancer vers lui. Marvin regarde, et écoute. Il s’inspire de ce qu’il voit et tente lui-même de jouer un rôle pour se persuader qu’il n’est pas, au fond, ce que l’on dit de lui. Cette structure en miroir, à travers laquelle Marvin et Martin se reflètent l’un l’autre, donne à voir le besoin terrible de cet adolescent de trouver un échappatoire à cette bulle, de plus en plus petite, oppressante et invivable.
Ce qui pouvait d’abord paraître comme un acte de vengeance de la part du garçon, puisqu’il relate ouvertement et explicitement les situations qu’il a vécu, intervient finalement comme une remise en perspective de tous ces événements. Si le nom d’Edouard Louis n’est pas crédité au générique de cette adaptation, c’est notamment parce que la réalisatrice et son co-scénariste, Pierre Trividic, ont décidé d’aller au-delà du récit initial proposé par l’auteur, essentiellement concentré sur l’enfance. Anne Fontaine traite ainsi de la polémique suscitée par le spectacle et le livre créés par son personnage, Marvin : sa famille ne se reconnaît pas dans le portrait qui est fait d’elle et se sent offensée. Une réaction bien réelle, puisque les reportages et témoignages se sont multipliés après la publication d’Eddy Bellegueule.
« Tu ne vois pas que j’essaie de nous sauver tous », dira Martin (Finnegan Oldfield) à sa grande sœur (India Hair) lors de son retour auprès de sa famille. Sa pièce de théâtre, l’acte de création auquel s’est livré l’adolescent depuis des années, n’est qu’un jeu. Une reconsidération du vécu dans un contexte donné. Derrière la violence du père (Grégory Gadebois) ou la cinglante honnêteté de la mère (Catherine Salée), qui avoue à Marvin l’avoir mis au monde dans les toilettes, se cache tout de même une once d’amour. Le film prend le temps de cerner les zones d’ombre de ces personnages secondaires ; la caméra s’attarde sur eux, personnages portés par de brillants interprètes. Lorsque la mère craint que son compagnon ne s’attaque à ses enfants, celui-ci craque et évoque sa propre enfance, l’éducation… et les coups, que lui-même a reçu. Derrière toute haine se cache un raisonnement, une construction sociale, que le récit illustre et, d’une manière beaucoup plus lumineuse, cherche à pardonner.
« Je parle comme toi car je parle comme les gens que j’aime. »
C’est par l’apparition de figures salvatrices que Marvin parvient à accomplir cette forme de rédemption qu’il souhaitait atteindre. Un quatuor de personnages déterminants, tout aussi marquants et approfondis que notre « double héros » lui-même. Il y aura d’abord Madame Clément, la nouvelle principale de Marvin, portée par une remarquable Catherine Mouchet : une figure autoritaire et aimante, qui a à cœur d’orienter son élève vers le théâtre. Abel Pinto (Vincent Macaigne), un artiste fantasque avec lequel Marvin partage bien des points en commun, un homme en lequel l’adolescent se reconnaît, et qui lui apporte l’art de la nuance, du jeu, et de la mise en scène. Charles Berling, dont la relation avec le Marvin de Finnegan Oldfield sera également déterminante, est tout aussi touchant, malgré le cliché qui s’installe – rapidement évacué par le personnage de Macaigne. Isabelle Huppert, enfin, paraît d’un naturel incroyable… dans son propre rôle.
Cette notion d’accompagnement apparaît comme essentielle au parcours de Marvin, afin qu’il parvienne à se construire et à établir cet exutoire que représente sa pièce de théâtre. Il est difficile de ne pas se laisser emporter par l’émotion qui ressort de ces rencontres, ou par le regard bienveillant que porte la réalisatrice Anne Fontaine sur ses propres personnages. Elle leur laisse le temps de vivre, malgré leurs défauts, et peut-être de réparer leurs erreurs.
Gabin Fontaine
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