La série suédoise Real Humans (Äkta Människor) a connu sa première diffusion française en 2013, sur la chaîne franco-allemande Arte. Le spectateur y est plongé dans une réalité hypothétique au sujet de laquelle nos sociétés contemporaines, empreintes de toutes parts par le numérique et les nouvelles technologies, se sont nécessairement interrogées : court-on le risque d’être un jour remplacés par des robots ? Qu’en serait-il si nos contemporains n’étaient plus des hommes, des êtres humains biologiquement et naturellement constitués, mais ces machines que l’avancée scientifique aurait permis de créer ? Quel serait notre comportement à leur égard, et comment devrions-nous les considérer ?

L’avancée des nouvelles technologies permet en effet de penser la possibilité d’engendrer ce que l’on pourrait se permettre d’appeler des « êtres humains artificiels », c’est-à-dire des machines ressemblant trait pour trait à un homme, dotées d’un système « réflexif » – ou du moins cérébral au sens primaire de ce qui permet une tenue du corps et l’initiation d’actions – informatisé, et d’une apparence humaine aux traits si naturellement humains, qu’elle ne se donnerait pas comme créée. Qu’en serait-il alors de la place de ces robots, de ces hommes artificiels en somme, au sein d’une société d’hommes « naturels », auxquels ils ressemblent et diffèrent tout à la fois ? C’est cette question à laquelle Real Humans permet de réfléchir.

  • La question de l’humanité

Si l’opposition entre homme et robot se fait radicale dans la série, et se comprend d’abord à partir de l’opinion commune qui place le robot à l’entière et à la pleine disposition de l’homme qui l’a créé – comme le montre l’utilité première du hubot, contraction significative de human et de robot, qui souvent, n’est là que pour prendre le relais de l’homme dans les tâches ménagères ou pénibles dont il désire se défaire – il n’en reste pas moins que cette distinction première en vient à être questionnée, dès lors que l’on introduit la problématique de l’humanité, comme propose de le faire la série.

Par humanité, on entend – comme le laisse présager la nature lexicale du terme – cette caractéristique proprement humaine qui consiste dans la bienveillance envers son prochain, ou encore la compassion que l’on peut éprouver vis-à-vis d’autrui. Si l’humanité est compassion envers autrui, il est aisé de la tirer vers ce sentiment « naturel » à l’homme que Jean-Jacques Rousseau participe activement à mettre en avant comme fondement de la morale dans toute communauté humaine et qui n’est autre que la pitié : dans les deux cas, autant par compassion que par pitié, l’on aurait tendance à aller vers autrui en souhaitant son bien et en agissant selon le précepte du moindre mal. Si l’humanité réside dans le fait pour les hommes d’aller vers leurs semblables avec des intentions bonnes – c’est-à-dire qui n’ont pas pour but de nuire à l’autre –, alors, l’humanité ne serait pas toujours là où on l’attend si l’on réexamine à cette lumière, la distinction préétablie entre êtres humains et hubots.

C’est en effet ce dernier point que tend à soulever la série, dans laquelle les hubots, bien qu’artificiellement créés, bien qu’a priori dépourvus de tout sentiment ou de toute sensibilité, étant dès lors apparemment incapables de compassion ou de pitié, se révèlent bien plus « humains » que l’on voudrait bien l’admettre. C’est en effet de leur part que l’appréhension d’autrui et l’aide proposée à son prochain est la plus significative et la plus émouvante pour le spectateur, là où les « vrais » hommes, quant à eux, se plaisent à organiser des exécutions de masse dans la communauté hubot, exécutions dont le mot d’ordre est avant tout la cruauté, et à s’entredéchirer sur la légitimité de l’apparition d’une telle catégorie d’objets animés qui leur ressemble et qui pourrait bien, à terme, prendre leur place (mais telle n’est pas la question que pose la série, bien que la réaction des « vrais » hommes à l’encontre des hubots toute motivée par une fierté significativement humaine, pourrait permettre d’aborder secondairement et à travers une analyse plus psychologique une telle question).

Il en résulte dès lors, un rapprochement significatif et légitime, du hubot, robot et sujet artificiel, à la figure de l’homme à l’état de nature dont Rousseau se plaît à tirer les traits dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755). L’homme à l’état de nature est décrit par Rousseau comme cet homme qui n’est pas encore uni aux autres par le pacte social, par ce contrat accepté de tous à partir duquel se forme toute société, et qui ne prenant part à aucun intérêt commun, ne vit que pour lui, c’est-à-dire en vue de l’accomplissement de ses intérêts propres et singuliers. Cependant, l’homme pris en dehors de la sphère sociale, bien qu’il n’agisse qu’en vue de ses propres intérêts, souligne Rousseau, possède une vertu qui lui est naturelle, et cette vertu, c’est la pitié, qui se manifeste notamment par le fait de compatir à la vue de la souffrance d’autrui. Le fait que Rousseau décrive la pitié comme vertu naturelle, c’est-à-dire indépendante de toute socialisation, et même comme une vertu pouvant être attribuée aux animaux – comme le permet son caractère non-réflexif – pose la question de la nature de l’individu qui en serait dépourvu. Quel genre « d’homme » serait celui qui ne pourrait compatir à la vue de la souffrance de son semblable, – alors même que cette attitude est visible chez les animaux, alors même que c’est une caractéristique typique de l’homme –, qui n’a pour fin que la satisfaction de son propre intérêt ? La caractéristique « humain » accolée spontanément aux « vrais » hommes donnés à voir dans la série, est ici remise en question.

  • L’indice de la liberté

Mais on peut aller plus loin. L’assimilation des hubots à une certaine humanité trouve une légitimité si on la lit à travers un second concept philosophique largement interrogé dans l’histoire de la philosophie ; celui de la liberté. Une portion de hubot est en effet mise en avant dans la série, par leur désir particulier d’acquérir une certaine liberté, qui se comprend à partir de leur condition, comme l’abolition de leur état servile d’objets mécaniques utilisables et utilisés par les hommes, qui ne trouveraient en cela la légitimité de leur existence que dans la seule utilité qui en est faite. Selon un schème philosophique traditionnellement convoqué, l’on pourrait ainsi dire que les hubots, au sein de la société présentée dans la série, ne sont que des moyens, c’est-à-dire ce par quoi les êtres humains peuvent accomplir un certain but visé, et non pas une fin en soi, c’est-à-dire ce à quoi l’on pourrait tendre, qui pourrait se vouloir pour soi-même, et non en vue d’autre chose. De sorte à ce que la liberté que visent les hubots puisse se comprendre comme l’émancipation de leur caractère utile et comme la tentation à une certaine considération de soi-même comme étant en soi une fin.

Cette idée d’acquisition de liberté pourrait être rapportée à nouveau aux propos de Rousseau, et notamment à un célèbre passage du Contrat social (1762) dans lequel Rousseau affirme la nécessité d’être libre afin d’être homme : aucun homme ne peut décemment se dépouiller de sa propre liberté, en tant qu’un tel dépouillement ne reviendrait pas à agir comme un homme mais bien plutôt comme un fou, c’est-à-dire comme un être dénué de toute raison. Ce qui caractérise proprement l’homme en cela dans Le Contrat social, c’est précisément cette liberté. Par liberté, on entend chez Rousseau, le fait d’obéir à la loi que l’on s’est soi-même prescrite ; de sorte à ce qu’il s’agirait chez les hubots, de se détacher de la loi ou plus exactement de la règle que les « vrais » hommes leur ont prescrit, et qui les exhorte à être de simples moyens utiles à satisfaire les fins proprement humaines. Ce cheminement vers la liberté et donc vers la recherche d’une certaine considération par leurs alter egos – à comprendre au sens étymologiquement significatif ici d’un être autre que soi-même, c’est-à-dire d’un être radicalement différent de soi – de leur potentielle autonomie, se poserait en ce sens comme un premier pas vers l’acquisition de l’humanité du hubot.

En cela, la dualité donnée à penser au cœur même du concept de hubot, à la fois humain et robot, tend, dans la prise en compte des actions effectives – pourtant apparemment mécanisées et informatisées – des hubots, à tirer ces humains artificiels vers une humanité légitimement acquise, à la fois de par leur pitié effectivement existante, et par leur liberté potentielle, qu’ils cherchent au fil des épisodes, à actualiser. Mais plus encore, le fait de tirer le hubot vers l’humanité, est légitimé par l’opposition radicale que l’on peut faire vis-à-vis de ces « vrais » hommes, des « hommes naturels » qui n’apparaissent en réalité pas comme réellement humains, se détachant par leurs actes et leur agir, de ce qui pourtant les caractérise le plus essentiellement.

De sorte à se que demander, à partir de la série « qu’est-ce qu’être humain ? » reviendrait à déposséder l’être humain naturel de son humanité, afin de la conférer à ce qui ne prétend l’être qu’artificiellement. Un vertige apparaît ici pour l’homme naturel, celui de l’attribution de l’humanité à autre chose que l’homme lui-même, mais aussi celui de la potentialité humaine d’une création pourtant issue de l’homme, qui pourrait bien être plus humaine que l’homme lui-même. Ici, la honte prométhéenne évoquée par Günther Anders dans L’Obsolescence de l’homme (1956) prend tout son sens. À travers les progrès techniques dont il est lui-même l’instigateur, l’homme en vient à être submergé par sa propre finitude. De sorte à ce que sa création soit l’occasion d’une exégèse des manques de la nature humaine, qui deviennent autant de défauts lorsque faisant l’objet d’une comparaison stricte entre le créateur et sa créature. Le rejet du hubot pourrait à partir du concept de honte prométhéenne, s’expliquer par la turpitude de l’être humain naturel à travers laquelle il ne peut se hisser à la hauteur de sa création, même dans le domaine qui lui est apparemment le plus inné, l’humanité.

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