– Guillermo del Toro ; 2018 –

ELISA, SAUTE MOI AU COU…

Elisa Esposito (Sally Hawkins) est une femme de ménage muette (mais entendante) travaillant de nuit dans un centre de recherche spatiale. Handicapée par son infirmité, son manque de confiance en elle et sa condition sociale, elle a pour seuls amis sa collègue Zelda (Octavia Spencer), femme de ménage afro-américaine qui lui sert d’interprète au travail, et son voisin Giles (Richard Jenkins), un illustrateur vieillissant vivant difficilement son homosexualité. Cependant, tout change après un incident au cours duquel elle créé un lien avec une mystérieuse créature amphibie. Elisa décide de la faire sortir afin de lui éviter les traitements brutaux du chef de la sécurité Richard Strickland (Michael Shannon), qui lui en veut personnellement, et va progressivement tomber amoureuse du monstre…

Sally Hawkins, comme le reste du casting, est parfaite

…DANSE LA JAVANAISE…

Pour lister rapidement ce qui ne va pas, certaines répliques sonnent un peu faux, certaines situations sont amenées de manière un peu artificielle et le scénario fait quelques petites digressions sympathiques mais pas toujours nécessaires au récit dans sa globalité. En dehors de ça, La Forme De L’Eau est une éclatante réussite, dont les quelques petites scories sont négligemment balayées par les nombreuses et grandes qualités du film. La première d’entre elles est notamment la direction artistique, riche en détails et absolument irréprochable, jusque dans sa musique (mention à la séquence Gainsbourg reprise par Madeleine Peyroux, un des sommets du film, dont la chorégraphie, l’union et la désunion de deux gouttes de pluie sur une fenêtre de bus sur laquelle se reflètent les mille couleurs des éclairages urbains et des émotions d’Elisa qui dansent la Javanaise aurait pu être un court-métrage à lui seul).

Point primordial de l’esthétique de n’importe quel film de monstre, la créature ne souffre aucun défaut et si son design est somme toute assez classique, elle reste très réussie et son animation est parfaitement aboutie. Ce dernier point est particulièrement remarquable dans la mesure où la créature n’est en fait pas une animation, c’est un costume à l’ancienne (comme dans les deux Hellboy) porté et joué par l’acteur Doug Jones. La particularité appréciable ici, c’est que souvent, quand le choix est fait d’utiliser des prothèses ou des tenues plutôt qu’une animation 3D, les mouvements du comédien qui se trouve à l’intérieur sont limités, à cause de la raideur et de la fragilité des tenues (vous savez maintenant pourquoi Batman ne bouge jamais la tête, le cou de Christian Bale est en fait bloqué par le costume), mais ici, la créature se meut avec aisance. Bref elle fait vraie, cela donne une ampleur bienvenue aux embrassades érotiques des deux protagonistes.

Le film doit beaucoup au talent de Guillermo Del Toro pour créer des univers accrocheurs et des ambiances particulières, servies avec élégance par son style sombre et ses discrets mouvements d’appareil. Le travail photographique est une grande réussite dans le sens où il est un écrin finement ciselé et pourtant totalement voué à être un support pour le récit et le raconter au mieux, à se mettre au service de l’histoire qui nous est racontée et faire en sorte de ne pas nous ennuyer une seule seconde.

Le meilleur dans tout ça, c’est que ce n’est pas un effet numérique, c’est un costume.

Curieusement, cette histoire n’a justement pas grand-chose d’original à raconter dans les grandes largeurs, on pourrait même la résumer assez sommairement en quelques lignes, de même que la psychologie des personnages n’a également rien de révolutionnaire. Mais ce qui rend le film si attachant, c’est bien le regard tendre et humaniste de Guillermo Del Toro. Celui-ci a toujours filmé des freaks, des mis au ban, ou des proscrits avec humanité et compassion au cours de sa carrière, mais ici cette tendresse est particulièrement communicative. Impossible de ne pas tomber sous le charme de tous les personnages du film. Le réalisateur arrive même à insuffler une humanité folle à son antagoniste principal au détour d’une scène incroyablement tendue avec son supérieur hiérarchique. L’exploit est d’autant plus fou que Strickland est vraiment un infecte personnage dès sa première apparition, et plus le film avance plus il prouve qu’il est bien le seul dans cette histoire à agir avec monstruosité.

 

F… U… C…K…

 

… ET DIT FUCK YOU

Mais surtout, impossible de ne pas tomber pour Sally Hawkins et son monstre à elle. La trajectoire d’Elisa Esposito est le moteur vrombissant du récit, et voir cette figure de perdante totale à la limite de la misère sexuelle s’affirmer, et jaillir son existence dans le monde, dire « Fuck You » et prendre son existence en main est profondément émouvant. À ce titre, le film est certes une course poursuite, certes un film de monstre, mais c’est avant tout un film d’amour. Compte tenu des faiblesses d’écriture de Guillermo Del Toro, c’est dans ce genre naturellement enclin à la niaiserie qu’on pouvait craindre de le voir se planter, mais la démonstration de talent est magistrale.

Pas un instant on ne tombe dans la mièvrerie ou dans la facilité, et cela est probablement rendu possible par le courage qu’a le film d’aborder sans fard et avec une grande justesse LE thème sous-jacent à l’amour, à savoir la sexualité. Une envie débridée et bouillonnante habite le film au travers de métaphores et de jeux de montage plus qu’explicite, que ce soit la cuisson des oeufs durs pendant qu’Elisa se masturbe, ou encore l’eau qui déborde de la fente en dessous d’une porte de salle de bain fermée dans laquelle Elisa et son amant s’unissent. Plus notre protagoniste s’épanouit, plus l’eau envahit le cadre et la diégèse, signe de la puissance qu’elle acquiert, se répandant partout et allant jusqu’à ludiquement provoquer une averse… sur les spectateurs d’une salle de cinéma.

C’est simple, c’est clair, c’est riche de sens mais ce n’est pas un vulgaire effet de style, puisque cela fait avancer l’histoire et permet de mieux raconter les personnages. C’est ce qui rend l’œuvre si intime et puissante, c’est ce chemin qui permet de créer une connexion forte, presque privée, entre le spectateur et une femme de ménage muette dont tout le monde se fout, parce qu’il rend tangible et fait ressentir à fleur de peau la triste solitude d’Elisa quand elle n’a personne et son bonheur infini quand elle est amoureuse.

 

En dansant la javanaise, nous nous aimions

 

La Forme De L’Eau est probablement un film qui va marquer un tournant dans la carrière de Guillermo Del Toro. Pas tant pour la nouvelle reconnaissance critique et peut être un premier Oscar à la clé, mais plutôt parce que, si le film a l’air d’un récit Del Toro pur jus, sa trame est tissée de fils thématiques jusque-là encore assez inédits chez le Mexicain. Certes il n’est pas nouveau pour ce cinéaste de mettre face à face des protagonistes exclus (comprenez, des monstres) et des antagonistes incarnant une figure d’autorité et/ou une puissance normative. Ce système est d’ailleurs ici poussé à l’extrême, avec une handicapée, un nerd russe, un vieil homosexuel et une femme noire contre un militaire blanc viril. Mais c’était au travers du prisme de peurs enfantines, comme l’abandon par exemple.

En se penchant cette fois sur l’altérité, la solitude, la vieillesse, l’amour et la sexualité, Guillermo Del Toro explore des angoisses qui n’ont plus rien à voir avec l’enfance, et, en filigrane, par le biais du film d' » » »horreur » » » et de monstre (genre social par excellence) s’aventure même avec brio sur les terres du racisme, de l’homophobie et du sexisme, sans pour autant livrer un tract politique (même si en termes de représentations le film est parfait), ce qui achève de rendre le film vraiment brillant.

Meilleur film du cinéaste depuis le brillant Labyrinthe De Pan, La Forme De L’Eau est aussi son long-métrage le plus rebelle, celui qui littéralement au détour d’une scène paroxystique donne la possibilité à ceux qui n’ont pas de voix et qui ne comptent pas de dire à ceux qui les exploitent, les harcèlent sexuellement et les discriminent d’aller se faire mettre. Il pourrait bien aussi être son premier film d’adulte.

Lino Cassinat

3.67/5 (3)

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