– Andreï Zvyagintsev ; 2017 –

Sorti en même temps que Mon Garçon de Christian Carion – qui traite lui aussi de la disparition d’un enfant – Faute d’amour pourrait bien être la plus belle sortie de la semaine et se place incontestablement parmi les grands films de l’année 2017. Réalisé par le Russe Andreï Zvyagintsev, ce long métrage traite de la fugue d’Aliocha, jeune garçon rejeté par deux parents en plein divorce. Une œuvre déchirante dont on a bien du mal à se remettre une fois la salle quittée.

Ce qui frappe et dérange dans le cinquième film d’Andreï Zvyagintsev, c’est le caractère détestable des personnages qu’il met en scène. Quasiment tous les adultes rencontrés au cours des deux grosses heures que dure l’œuvre font preuve d’un égocentrisme écœurant. Obsédés par leur volonté de reconstruire leur vie suite à un premier mariage échoué, les parents d’Aliocha (interprétés par le duo parfait Alexey Rozin-Maryana Spivak) déchirent avec fureur le peu de matière qui demeurait de leur idylle passé. Cette relation malsaine, n’attendant que la vente de l’appartement commun pour se disloquer tout à fait, crée une atmosphère anxiogène pour le jeune garçon qui n’est, en l’occurrence, en rien bienvenu parmi les siens. L’enfant fait en effet l’objet d’une discussion terrible entre les deux parents qui se disputent au sujet de la garde d’Aliocha dont aucun ne veut avoir la charge. Les mots s’entrechoquent, durs et inhumains, tandis que le garçon – révélé par un mouvement de caméra judicieux – étouffe des sanglots déchirants en prenant conscience du manque d’amour dont il fait l’objet. Ce dialogue paroxystique représente l’élément déclencheur de l’intrigue et entraîne le départ d’Aliocha, fuyant sans adieu cet environnement toxique.  Ce départ signe la rupture définitive entre le monde du dedans, marqué à la fois par la passion et la destruction, et le monde du dehors désormais habité par Aliocha et sa mystérieuse disparition. Une fracture signifiée par le réalisateur à travers sa mise en scène et son cadrage, les fenêtres représentant cette coupure à la fois réelle et métaphorique entre l’intérieur et l’extérieur. Une frontière qui revient sans cesse dans Faute d’amour et qui marque d’autant plus durement l’absence du fugueur dont on ne retrouve désormais plus la trace.

Pyramide Films

Faute d’amour, ce n’est que tardivement que Zhenya et Boris se rendent compte de la fugue de leur fils. Alors que la première se montre immédiatement inquiète, le second minimise l’importance de l’événement, pensant davantage aux soucis que leur cause son fils et à la punition qu’il lui fournira qu’à la réelle sécurité d’Aliocha. Cette fugue permet au réalisateur de mettre en lumière le vide judiciaire dans lequel est toujours plongée la Russie, à l’image de Sergei Loznitsa avec son film Une Femme douce. Un système rongé par une crise tant financière qu’éthique dans lequel la disparition d’un enfant ne suscite rien d’autre que des considérations logistiques impossibles, bloquées par des manques d’effectifs et de temps. Face à cette aide inexistante, les familles doivent se tourner vers une milice de citoyens bénévoles dévoués à la recherche d’enfants disparus, coordinateurs dont se moquaient auparavant les parents du jeune Aliocha. Un couple déchiré qui peine à réaliser la disparition du fruit de leur union, lui dont ils voulaient tant se débarrasser quelques jours plus tôt, voire ne jamais avoir mis au monde. Ce n’est qu’au fil des recherches que Zhenya et Boris comprennent la gravité de leur comportement et les responsabilités qui leur incombent dans la disparition de l’enfant. Des responsabilités partagés entre cette mère fille d’une paranoïaque exécrable et ce père inconscient et égoïste perpétuant sans cesse les mêmes erreurs. Deux personnages centrés sur leurs propres douleurs et besoins et qui n’ont pu fournir l’amour nécessaire à l’épanouissement de leur enfant. Un comportement qui fait écho d’une manière tragique aux paroles d’Andris Keishs, interprète de l’amant de Zhenya : « Sans amour, on ne peut pas vivre ».

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Cette phrase lourde de sens et de conséquences résonne en nous alors que l’on contemple les paysages désolés de ce coin perdu de la Russie, petite ville composée de barres d’immeubles sans âme, encerclées par une forêt lugubre et humide. Des paysages sublimés par la photographie et les mouvements de caméra aériens d’Andreï Zvyagintsev qui oppose ainsi constamment le beau au morbide. À cette maîtrise formelle vient s’ajouter celle, impeccable, du cadrage qui permet au réalisateur de composer une multitude de tableaux qui ont leur propre valeur esthétique. La séquence de l’usine désaffectée, nommée naïvement « le refuge » par le meilleur ami du disparu, démontre parfaitement ce contraste entre beauté esthétique et hostilité du milieu capturé à l’écran. Devant ces images magnifiques, on ne peut s’empêcher de se figurer, le cœur serré, la fuite de cet enfant condamné à l’errance par deux parents inconscients et aveuglés par leurs propres intérêts. Un sentiment terrible de désespoir nous envahit alors, renforcé par une bande-son froide et mécanique qui contribue à la montée constante d’une angoisse irrépressible. Une tension qui atteint son paroxysme avec une scène de morgue intenable qui donne à Maryana Spivak l’occasion de déployer tout son talent d’actrice en une crise de nerfs déchirante. Une scène représentative du long travail de la culpabilité ayant entraîné une prise de conscience radicale de cette mère indigne ayant désormais changé du tout au tout son discours quant à l’amour qu’elle portait à son enfant disparu.

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C’est une impression de désolation, de solitude voire d’écœurement qui nous poursuit après séance, Faute d’amour ne pouvant laisser indifférent. Malgré quelques longueurs, l’œuvre se montre magistrale en raison de sa direction d’acteurs, plongés dans ces rôles d’adultes égocentriques et malaisants dont la cruauté n’a de cesse de surprendre. Andreï Zvyagintsev nous met face au résultat de ces comportements destructeurs avec gravité mais sans pathos, en nous plaçant face au vide laissé par Aliocha, enfant sacrifié par ses parents et condamné dès la naissance par cette absence tragique de compassion et d’amour.

Camille Muller

5/5 (2)

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