En préambule, ce papier n’a pas pour but d’être une critique du film dans sa globalité mais plutôt de ses représentations genrées, parce qu’elles sont particulièrement discutables et discutées. Désamorçons tout de suite tous les procès d’intention : je suis un homme et je vais faire un article sur la représentation des femmes. C’est ironique et ça ressemble au pire du mansplaining mais tant pis, c’est ça où je laisse l’espace de la parole se remplir de réflexions béates et ahuries sur un film pour le moins problématique.

Objet de culte inattaquable pendant bien des années, le premier Blade Runner a été relu avec le temps au travers du prisme de « nouvelles » thématiques qui ont égratigné son statut. La scène intime entre Deckard et Rachel, qui passait autrefois comme une lettre à la poste, est désormais controversée et qualifiée de rape-scene. Avant que Blade Runner 2049 ne sorte, cette scène très discutée (et quelques autres éléments) avait mis au jour une caractéristique latente de l’univers dystopique imaginé par Ridley Scott : son traitement des femmes. Quoi qu’on pense de cette scène, sa présence même a produit un constat négatif sur le film de 1982 : il avait pour gros défaut de ne jamais adresser frontalement ce sujet (consciemment ou pas) alors qu’il était présent de manière flagrante à l’écran. Toute cette problématique sexiste avait ainsi déjà été identifiée avant Blade Runner 2049, on se demandait donc si Denis Villeneuve, réalisateur qui se définit comme « féministe », allait s’emparer de ce thème à bras le corps et en tirer quelque chose d’intéressant et pourquoi pas même, soyons fous, proposer un récit émancipateur.
Réponse : non, c’est même tout l’inverse. Blade Runner 2049 ne propose qu’une galerie de femmes objets dans un monde d’hommes sujets et qui se cache lâchement derrière son univers dystopique pour nous livrer un récit qui déchaîne une violence inouïe envers ses personnages féminins.

On pourrait lister un par un ces derniers pour relever en quoi ils posent problème, mais pour être synthétique (et parce que I-D Vice l’a déjà fait succinctement dans cet article), on va se concentrer sur Joi, qui a le double mérite d’être le personnage le plus débattu et de cristalliser à elle seule tout ce qui ne va pas : c’est un stéréotype de genre qui a les atours d’un personnage positif. Peu importe qu’elle soit ou pas la réactivation du grand topos cinématographique de la femme fatale (ce qui est très disputable et serait déjà un problème en soi mais passons), sa trajectoire est à l’aune de celle de presque toutes les femmes du film : un objet sexuel soumis qui obéit aux ordres ou aux fantasmes de son propriétaire. Outre sa scène d’introduction qui la caractérise de manière « pétillante » et aussi délicatement qu’un missile sol-air en ménagère 50’s qui fait la cuisine pour son mari, l’exemple le plus frappant de son statut  rabaissant nous vient de sa scène d’’’’’’’’amour’’’’’’’ avec K. Ce qui est très dérangeant dans cette scène, c’est que Joi se voit offrir la possibilité de s’affirmer sexuellement, mais n’utilise ce nouveau pouvoir que pour se mettre davantage à disposition du personnage masculin. La motivation profonde du personnage féminin, ce qui la pousse à tout prix à devenir réelle, c’est de pouvoir mieux plaire à son maître masculin, et la met sur le chemin d’une essentialisation, ce qui est déjà bien triste, mais en plus d’une essentialisation très malsaine. On pourrait d’ailleurs dire exactement la même chose de Luv (notez au passage la finesse des noms, eux aussi très réducteurs) qui a deux objectifs : obéir à Jared Leto, et prouver à K qu’elle est le modèle au-dessus (ce qu’elle est, d’ailleurs, mais bon le scénario la fera perdre quand même…). Luv, comme Joi, est déterminée à 100% par un personnage masculin. Comme toutes les autres femmes du film (exceptées, à mon sens, la meneuse de la révolte des réplicants), Joi n’est jamais sur un chemin émancipateur, bien au contraire : plus le film avance et plus il la met sous tutelle. C’est tellement vrai que plus l’hologramme devient réel, plus il appartient à K, et c’est là l’un des effets les plus pervers de Blade Runner 2049 : ce qui a l’air d’un début de libération pour Joi, à savoir son transfert dans ce que par commodité on va appeler une clé USB même si c’en est pas une, est en réalité une déchéance. Elle est désormais littéralement dans les mains de K et ne peut se déplacer que dans son périmètre immédiat. Un vrai chien en laisse. Sauf qu’au moins, avant, le chien avait un territoire. Certes, c’était l’appart de K, donc le territoire domestique, ce qui est loin d’être satisfaisant mais Joi était maîtresse de quelque chose. Désormais, elle n’existe plus que par et au travers de K. On pourrait se dire qu’on a touché le fond, mais en fait il y a pire encore : Joi est un personnage dont la fonction narrative est réduite à celle d’installer des parenthèses sentimentales. C’est véritablement l’accessoire de sentimentalité de K, son faire-valoir et rien d’autre. Ce qui est représenté à l’écran, c’est le monde d’un homme hétéro dans lequel une femme n’accède jamais au statut de sujet singulier, agissant et existant pour elle-même. Elle n’est qu’une motivation narrative de l’aventure dont le personnage principal masculin est le héros. Pour parachever le tout, elle n’est qu’une occurrence remplaçable, un exemplaire d’un modèle de série, puisque que K en retrouve une copie dans la scène de l’hologramme géant. Elle est interchangeable. L’histoire de Joi pourrait se résumer ainsi : achetée par un homme pour être son faire valoir, upgradée par un homme pour satisfaire une sexualité, brisée puis remplacée. Son parcours n’a jamais rien de positif, et la poétisation d’un tel personnage semble bien indécente.

Bien sûr, la dramatique trajectoire de Joi a pu toucher des spectateurs. On peut être touché par un film problématique et l’aimer, il ne faut pas nier la vérité des émotions que chacun ressent, mais il faut les mettre en perspective et ne pas se laisser berner : Blade Runner 2049 est un film outrageusement sexiste. Et l’arrangement de conscience à ce moment n’est pas : « c’est sexiste, mais c’est beau », mais plutôt « c’est beau, mais c’est sexiste ». Mettre en avant une supposée poétisation de Joi en ayant conscience de sa condition contribue à renforcer l’écran de fumée qui cache une hideuse situation de domination sexuelle, qui prospère justement parce qu’elle est camouflée. Considérer qu’il y a « malgré tout » une beauté tragique ou élégiaque dans la trajectoire de Joi n’est pas anodin (voire pose un vrai problème moral) car cela excuse voire donne de la crédibilité à une démarche profondément haïssable, et valide un système de représentation qui en plus d’être complètement dépassé et de faire appel à des symboliques lourdissimes, a un effet négatif concret, dans notre monde à nous. Pourquoi donc? Parce que ce qui a un effet tangible dans le réel quand on fait des images de cinéma, c’est ce qui est montré concrètement à l’écran. Pourquoi cela? Car un film donne à un spectateur des possibilités pour concevoir sa propre réalité par les images. Dans l’exemple de Blade Runner 2049, les possibilités qui sont données pour penser les relations hommes-femmes et/ou la sexualité sont T O U T E S très toxiques, tout ça parce que “c’est une dystopie”. Ah bon, tout va bien alors. Sauf que se contenter du genre comme justification est la porte ouverte à toutes les complaisances, et Blade Runner 2049 ne manque malheureusement jamais de s’y vautrer. La dystopie n’est ici au mieux qu’un prétexte bidon et au pire qu’un infâme artifice pour se donner bonne conscience et se justifier d’avoir aveuglément organisé et prolongé un système d’oppression, voire d’avoir agité cyniquement des vrais problèmes tangibles pour créer un univers facilement rattachable à une culture populaire cool un peu prestigieuse parce que (pseudo) intellectuelle. C’est d’autant plus détestable que tout ce qui est construit autour des personnages féminins du film est complètement périphérique au sujet central du film*. Cette violence misogyne n’est qu’un décorum pour installer une ambiance, un univers, c’est un prétexte pour appuyer un climat de violence banalisée à tel point qu’elle n’est même pas mentionnée dans l’oeuvre. Exactement comme cette femme éventrée par Jared Leto, ce n’est jamais nommé, c’est juste fait pour être là, rien que pour vos yeux.

Evidemment, personne ne pense un instant que Denis Villeneuve approuve la situation qu’il est en train de photographier. Bien sûr qu’il la condamne, puisqu’on voit bien que c’est une dystopie critique. Sauf qu’encore une fois, ne faire que dépeindre mollement une situation ne suffit pas pour la faire changer. Il faut absolument sortir de ce cliché politique sur le cinéma (et même sur l’art) qui est que si il montre un état de fait, il va provoquer un changement, ou en tout cas une prise de conscience (si tant est qu’on considère que l’art a vraiment ce pouvoir mais c’est une autre question). La conscience justement ne fonctionne pas comme ça, elle a besoin, de patterns, d’effets de sens, de modèles. Pour travailler, elle a besoin d’être accompagnée dans sa réflexion d’un un regard qui s’assume. Bien sûr, il ne s’agit de transformer l’art en un tract politique, mais plutôt d’accepter la composante idéologique inhérente aux représentations et de ne pas se contenter de bêtement « reproduire le réel » ou d’idiotement « tendre un miroir », car si un miroir montre, il ne commente pas tout seul ce qu’il reflète, il ne critique pas. De même, il ne s’agit évidemment pas non plus de « manipuler » ou d’ « éduquer » un spectateur, mais plutôt de lui donner des représentations nouvelles (ou plus simplement, de l’imagination) car c’est la récurrence, l’effet de système qui est fatal. Il installe dans la pensée, des dominants comme des dominés, que le monde est ainsi fait et qu’il ne changera pas. C’est exactement ce qui fait la nécessité de faire de ces derniers des personnages sujets, qui pensent par et pour eux-mêmes (ou de faire des récits d’empowerment). Statut que Blade Runner 2049, contrairement à Her dont il est quasiment le remake négatif et avec l’intelligence en moins***, n’accorde jamais à ses personnages, continuellement niant leur humanité. C’est un film qui se cache derrière le fait que le monde est déjà une dystopie pour se permettre de vomir un voyeurisme humiliant qu’il n’a même pas le courage d’assumer.

Lino Cassinat

(Merci à Félix Villatte et à Jérémie Clerc pour leur clairvoyance et leurs précieux éclairages, je vous aime ♥)

*Et pourtant même là le problème du genre resurgit : Blade Runner 2049 prétend explorer l’émergence de l’humanité chez les androïdes/gynoïdes, et pour ces dernières, la question se pose au travers d’Ana particulièrement à partir du moment où on réalise qu’elle est féconde. En gros, le film se pose la question de l’humanité d’un corps féminin à partir du moment où celui-ci peut procréer, avant de considérer que PEUT-ÊTRE c’est un être sensible. Être une vraie femme, c’est faire des enfants. Même là, le film réussit à se prendre un mur monumental, c’est incroyable.

**Samantha et Joi sont exactement les mêmes personnages, mais ont des trajectoires exactement opposées. Her, en plus d’être un film magnifique et touchant, est un vrai récit « émancipateur », puisque le personnage objet acquiert une conscience de soi. Elle transite peu à peu totalement vers un personnage sujet, qui existe pour lui-même. Comme quoi, c’était pas si difficile.

3.29/5 (7)

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